"Après les épisodes de la vie de Jésus et de Marie, il n'est peut-être pas de sujet traité par les peintres avec plus de prédilection, de variété et de charme que saint Sébastien. Ce soldat, originaire de Narbonne, qui [...] fut martyrisé sous Dioclétien, tient-il donc un rang si considérable dans la hiérarchie céleste que son image ait inspiré sans cesse les maîtres de toutes les écoles, et que dans les églises et les musées de la chrétienté on le rencontre plus souvent encore que les apôtres et les disciples favoris du Christ [...] ? Non, cette popularité de saint Sébastien est due à d'autres causes.
D'abord il est le patron des tireurs à l'arc. Au Moyen-Age et sous la Renaissance, toutes les confréries d'archers et d'arbalétriers étaient placées sous son invocation. Seuls saint Georges, l'archange Michel et aussi Guillaume Tell comptaient autant de fervents que lui parmi les hommes d'armes. [...] De là [...] la quantité d'estaminets arborant ce nom pour enseigne. [...].
La multiplicité des saint Sébastien s'explique en outre par l'empressement que mettaient les peintres à affirmer leur science anatomique en même temps que leur goût esthétique dans la représentation d'un nu masculin irréprochable. D'après la légende, le saint était encore un tout jeune homme, un adolescent, lorsque, ayant confessé le Christ et s'étant opiniâtré dans sa foi, on le condamna à périr en lui laissant toutefois le choix de son supplice.
Le jeune officier aurait demandé à être lardé de flèches par ses propres soldats. Les peintres l'idéalisent, le caressent, le flattent à l'envi et nous le montrent sous les traits d'un gars athlétique, mais sculptural, d'un éphèbe à la fois mélancolique et radieux. Les Quatrocentistes et les Renaissants italiens surtout ne se lassèrent d'exalter ce martyr florissant, si beau qu'il en devenait presque païen. "Ce qui me frappe, dit un personnage du
Lys rouge de M. Anatole France, c'est la sensualité de cet art italien du XVe siècle que l'on dit chrétien. Ces figures de vierges, d'anges et de saints sont voluptueuses, caressantes et parfois d'une ingénuité perverse. Qu'ont-ils de religieux ces saint Sébastien, brillants de jeunesse comme le Bacchus douloureux du christianisme ?" Au cours de trois voyages en Italie et notamment durant mon séjour à Venise, à Florence et à Sienne, j'ai vérifié l'exactitude de ce rapprochement.
Certes, la peinture flamande compte aussi quelques très belles interprétations de ce Dionysos catholique, depuis le Thierry Boots du musées de Bruxelles, svelte, maigriot, effaré et non dépourvu d'une certaine grâce gothique, jusqu'aux deux Van Dyck de la Pinacothèque de Munich : l'un, un parangon de beauté virile, un athlète dont l'héroïsme ne suggère rien de mystique ; l'autre, de formes non moins superbes, mais d'une physionomie plus intéressante, d'un charme quasi féminin, d'une expression pourtout plus mutine que douloureuse ; tous deux dignes de rivaliser avec les plus beaux Sébastien des écoles italiennes.
Les Espagnols nous ont aussi proposé des interprétations du patron des archers. Les plus connues sont les Ribera des musées de Cologne et d'Augsbourg. L'un montre le saint au premier plan, à l'agonie, tandis que des compagnons lui portent secours et que l'un d'eux arrache une flèche de la blessure ; on n'y trouve pas l'expression sereine de la plupart des autres figures du martyr, mais l'ensemble de la scène laisse une forte impression. L'autre inspire plus d'effroi et d'angoisse que de sympathie ; le réalisme et cette cruauté presque sadique convulsant et exaspérant la plupart des toiles espagnoles l'y emportent sur le charme spiritualiste et mystique.
Même les Allemands, dessinateurs consciencieux mais généralement médiocres appréciateurs de la pure beauté charnelle, nous ont laissé quelques saint Sébastien de touchante physionomie et d'élégante allure. A Cologne, trois panneaux d'un polyptyque du Maître de la famille de Marie (von Marien Sippe) sont consacrés au plus adonisiaque de tous les saints. Le maître anonyme l'a paré d'une grâce exquise, presque féminisée, contrastant avec les figures très belles aussi mais plus viriles des archers ; le coloris clair de l'ensemble relève encore la suavité des formes.
De Holbein le vieux, le musée de Munich possède un saint Sébastien à l'expression très douloureuse, debout, entourée de huit arbalétriers, ses exécuteurs.
Mais les plus merveilleux saint Sébastien furent créés en Italie. Chez les réalistes, chez ceux que l'enthousiasme et l'extase pour ainsi dire anesthésiques n'ont point assuré contre la torture et les affres, le corps demeure harmonieux de mouvements et de lignes, le visage noble et inspiré. Tel est le cas par exemple pour Mantegna de l'Hofmuseum de Vienne où la douleur physique tord les muscles et crispe les fibres d'un nu impeccable sans que la détresse infinie empreinte sur le visage en altère la troublante et céleste beauté. Les Guido Reni de Lille, de Stuttgart et du Louvre, loin de nous suggérer la souffrance physique montrent peut-être le martyr trop invulnérable ; ils lui prêtent en outre une pose quelque peu affectée, vaguement théâtrale ; comme la préoccupation de faire valoir sa poitrine et ses cuisses, les sensuelles attaches du cou, le galbe d'un visage encore plus androgyne que féminin. Mais ils n'en demeurent pas moins exquis !
Dans le Cima da Conegliano de l'Académie de Venise, le saint, debout près du trône de Marie, semble un bel athlète un peu rêveur et alangui. Dans le Francia de la National Gallery à Londres, le visage du saint, attaché à une colonne voisine du trône de la Vierge, respire une confiance ingénue dans le secours céleste, et du martyre il n'envisage que les palmes glorieuses. Dans un tableau de Pollaiolo, le primitif toscan, l'intérêt ne se porte plus sur le supplicié mais bien sur les bourreaux ; il va aux tireurs et non à la cible. [...] Ils bandent ou tirent leurs arbalètes, la bouche à demi ouverte par excès d'attention, le sourcil froncé pour accompagner le corps, les jambes écartées et étayées pour assurer la main.
Comment rendre en paroles la variété et le prestige de toutes ces sublimes figures qui ne cesseront de hanter, à l'égal des légionnaires d'une armée d'archanges et de demi-dieux, quiconque les a rencontrées dans les temples, les musées et les palais transalpins. Evocation consolante mais décevante aussi car elle nous faît paraître d'autant plus odieux non point nos contemporains mais les grotesques et les épouvantails, que nos peintres choisissent pour modèles.
Remémorons-nous le Titien, dans l'église de la Salute, dont une musculature ferme et souple, les pectoraux imposants, contrastent avec l'air timide, l'expression ingénue à la fois pudique et mutine de ce visage d'enfant qui baisse les yeux ; le Giovanni Bellini de l'Accademia, féminin et gracieux, plutôt mélancolique et résigné que douloureux ; le Basaiti, de la Salute, plus extatique et béat aussi que sensible à la souffrance corporelle ; le Mantegna de l'Accademia de Venise, où le corps amaigri, un peu penché en avant, décèle de récentes tortures mais dont le visage plein de tendresse filiale, les yeux levés vers les nues conjurent irrésistiblement la pitié du Père céleste.
Le Palma Vecchio à Santa Maria Formosa est moins exalté que ce Mantegna. Là-bas il me rappelait presque mon pays et mes champs, menant sa charrue, ce robuste garçon des Flandres ou de Brabant, fessu et joufflu, débordant de santé, d'humeur réjouie. Le voilà, en posture de martyr, à peine plus impressionné et intrigué qu'un conscrit venu pour la première fois de son village à la grande ville et qui a dû se déshabiller pour passer devant le conseil de révision. La bouche un peu entr'ouverte semble balbutier : "Que me veulent donc ces messieurs qui m'ont attaché tout nu à cet arbre ?" Le Bonifazio de l'Accademia de Venise, le corps admirablement étoffé et modelé, le torse superbe, le visage candide et avenant, rappelle aussi nos villageois corsés et renforcés. Mais celui-ci est de nature moins accommodante et placide que le Palma Vecchio. Cette épreuve l'impatiente. Il interroge le ciel avec une certaine provocation, de l'air d'un crâne garçon sans reproche, qui compte bien que les camarades de là-haut ne le laisseront pas en plan, ne l'abandonneront pas à sa situation critique. S'ils tardent, il est gaillard à rompre lui-même ses liens et à ne pas se laisser faire.
Et n'oublions pas dans une gamme plus suave, plus éthérée, d'une sensualité manifeste quoique toute religieuse, la série des Corrège ; celui de la Galerie de Vienne, triste et beau comme un ange exilé ; celui du Louvre où le saint, à la tête séraphique et ravie, assiste au mariage mystique de Marie et de Joseph ; celui du musée de Parme où prédomine la joie, car quoique criblé déjà de flèches, le martyr trouve sa consolation dans les êtres caressants et balsamiques dont l'essaim l'entoure ainsi que les myriades d'Océanides accourues pour réconforter Prométhée rivé sur son roc ; et ce Corrège peut-être supérieur encore, représentant le saint après son martyre, mais plus triste que pendant la torture, car quoique au paradis, tenant la flèche mortelle comme un sceptre, il semble songer aux humains qu'il a laissés sur la terre et qui supportent encore le poids de la vie.
Peut-être le plus réussi de tous ces saint Sébastien, celui dont la portée est la plus haute, la signification la plus intense, le symbolisme le plus étendu, demeure celui d'un artiste inégal mais qui parvint dans ces chefs-d'oeuvre à fondre la grâce de Raphaël avec la profondeur de Vinci. Le saint Sébastien des Uffizi de Florence, peint par Giovanantonio Bazzi, dit le Sodoma, sur une bannière de procession, réunit au plus haut point cette beauté à la fois dionysiaque et évangélique constatée par M. Anatole France. Saint Sébastien y réconcilie, au prix de son martyre, le paganisme et le christianisme, l'Olympe et le Golgotha. C'est le plus beau des dieux à qui la souffrance humaine ouvrira les portes du ciel des chrétiens."
(Georges Eekhoud, "
Saint Sébastien dans la peinture" in
Akademos, février 1909)