vendredi 19 novembre 2010

Un crime passionnel homosexuel ? L'affaire Renard


En février à Paris, puis en juin 1909 à Versailles se tient le "procès Renard" : un maître d'hôtel nommé Pierre Renard, âgé de quarante-huit ans, marié et père de deux garçons de cinq et douze ans, est accusé sans véritable preuve de l'assassinat de son maître, M. Auguste Henri Célestin Rémy, soixante-dix-sept ans, dans son "coquet petit" hôtel particulier, 25 de la rue de la Pépinière, en complicité avec le jeune valet de chambre Georges Courtois, âgé de dix-sept ans. "Depuis le crime commis par Marchandon qui assassina sa maîtresse, Mme Cornet, chez laquelle il n'était entré avec de faux certificats que pour la cambrioler, aucun crime domestique n'a causé plus d'émotion dans la société parisienne que l'assassinat de M. Rémy, l'agent de change, par un ou deux de ses domestiques. Nous disons un ou deux pour ne pas tomber dans les errements de nos confrères qui, usurpant tranquillement le rôle de justiciers amateurs, attaquent ou soutiennent Courtois selon qu'ils croient ou ne croient pas à la culpabilité de Renard. Certains articles de ces messieurs qui pourraient se borner à raconter les faits, ressemblent à de furieux réquisitoires contre Courtois ou contre Renard. Ce qui est sûr, c'est que M. Rémy a été tué par un ou deux de ses domestiques, au milieu d'un personnel nombreux, au coeur même de Paris [...]." (La France illustrée, 8 août 1908).
Le "mystère de la rue de la pépinière", son instruction quelque peu hasardeuse, les révélations "sensationnelles" qui la ponctuent, tout cela fait vendre du papier, comme en témoigne la place que lui accordent les journaux. "Il n'est pas un Parisien qui, depuis quelques, semaines, ne se soit cru un rival de Sherlock Holmes. Jamais on n'a tant philosophé sur la psychologie des criminels et expliqué avec plus de perspicacité la méthode d'information. [...] Pour l'heure, nous sommes divisés en deux camps les Renardistes, qui croient à l'innocence du maître d'hôtel, et les anti-renardistes, qui le considèrent comme le véritable instigateur de l'assassinat. Avec un peu d'imagination, on se croirait revenu aux beaux jours de l'Affaire, où dans les dîners de famille, on se jetait à la tête des assiettes et des invectives. Pour un beau crime, c'est un beau crime, et qui fait aller les langues et la police" (La Presse, 28 Juillet 1908)

L'Affaire, c'est bien sûr l'affaire Dreyfus. "Ah!, lit-on dans L'Humanité de Jean Jaurès, je ne sais si Renard est coupable, je ne sais s'il est l'homme vicieux que l'accusation prétend, mais je songe que si, enfant, il n'eût pas été contraint d'abandonner le foyer familial pour se plier aux caprices des maîtres, s'il n'eût pas le caractère faux et onctueux qui lui permit de stimuler les sentiments chers à ses patrons du jour, s'il n'eût pas été exposé aux promiscuités mauvaises, peut-être il eût pu être un autre homme. [...] J'ai écouté avec attention toutes les charges qui pèsent sur le maître d'hôtel et je suis stupéfait : toute l'accusation repose sur les déclarations d'un gamin menteur et à la physionomie peu sympathique, complétées par les racontars d'un dégénéré, par des récits contradictoires et des incertitudes." C'est encore là, sous la plume de Jules Uhry, que l'on trouve un récit qui ne cherche pas à prendre parti mais s'attache plutôt à dénoncer "les procédés singuliers employés par la Sûreté pour cuisinier les témoins et établir une instruction". Pointant de nombreuses irrégularités tout au long des débats, Uhry fustige "la justice bourgeoise" et les "expertises" de M. Bertillon, l'homme au gabarit, qui a le triste courage, quand il ne peut trouver des empreintes, de dire aux jurés, non pas comme un homme loyal 'je n'ai rien trouvé', mais 'il y a des assassins dont on ne peut jamais retrouver la trace'" (L'Humanité, 7 février 1909).

"Que reproche-t-on à Renard?, s'interroge La Presse, Nous ne parlons pas en ce moment de ses moeurs spéciales et inavouables, puisque le fait a été reconnu. On reproche à Renard son caractère hautain et pointilleux. [...] Le coupable présumé rendait la vie dure non seulement au personnel mâle de l'hôtel, mais aussi aux cuisinières qu'il ne cessait de morigéner et de contrôler. Les dépenses étaient rigoureusement vérifiées par lui à un tel point que les cuisinières préféraient s'en aller plutôt que d'être sous ses ordres. Enfin, Renard était particulièrement mal vu parce qu'il dédaignait de 'potiner' dans le quartier. 'Il le faisait vraiment trop au monsieur! nous dit-on. Jamais il ne se serait arrêté à causer ou à boire chez les commerçants du quartier!' Courtois était particulièrement l'objet de ses sévérités. Mais ne l'avait-il pas pris sous protection et fait entrer chez M. Rémy? Dès lors n'était-il pas tout juste qu'il tint à ce qu'il fît un service irréprochable?" (La Presse, 26 juillet 1908). Dans L'Humanité, Uhry nous décrit "Renard, le masque glabre, les cheveux blanc, vêtu d'un complet veston, a l'air d'un milliardaire américain ou d'un sacristain. Sa voix est sourde et brève. Courtois, jeune homme imberbe, aux cheveux en brosse, au front et aux yeux fuyants, au nez mince et pincé, produit l'effet d'un élève séminariste." On apprend que Renard est sorti de l'école à l'âge de onze ans, puis placé comme domestique, valet de pied, valet de chambre et maître d'hôtel, jusqu'au moment où il entre, en octobre 1906, au service de la famille Rémy.

Après avoir brossé le portrait de l'accusé et exposé la nature de ses rapports avec ses maîtres et le reste du personnel, énuméré la maisonnée puis fait le récit du drame, le président Bourboy arrive aux relations de Renard avec le neveu de Rémy, Léon Raingo, orphelin âgé de seize ans : "Le président - Vous étiez uni à ce jeune homme par les liens de la plus répugnante intimité; vous lui écriviez des lettres significatives; vous vous livriez sur lui à des actes contre nature. Renard - C'est lui qui m'avait autorisé." (L'Humanité, 5 février 1909). "Il y avait entre lui et le jeune Raingo, note Georges Grison dans Le Figaro, une amitié suspecte. Léon Raingo était un enfant débile et souffreteux, dominé par le valet débauché. Des lettres anonymes dénoncèrent à Mme Rémy, toujours confiante, demanda au vieux serviteur de surveiller plus étroitement l'enfant et de lui éviter, à la sortie du lycée, des rencontres que le docteur Brocq estimait fâcheuses. Cela n'empêcha pas Raingo de faire la connaissance rue de la Chaussée d'Antin d'une jeune femme de moeurs faciles, Georgette Laforge. Celle-ci découvrir un jour dans la poche du jeune homme une lettre très explicite de Renard. Après le meurtre de M. Rémy, Georgette Laforge porta la lettre au juge d'instruction. On interrogea Léon Raingo : il ne cacha rien de la vérité. Les soupçons se portèrent sur le maître d'hôtel. [...] Voici les faits tels que l'accusation les rapporte : [...] Le départ des Rémy pour la campagne approche, et M. Rémy a décidé que son neveu Raingo n'ira les rejoindre qu'aux grandes vacances; en attendant il ira chez sa grand'mère Mme de Virgile, Mme Rémy n'était pas de cet avis et le 6 juin, à déjeuner, une scène violente éclata entre les époux. [...] Le soir du meurtre, Renard, joyeux, disait au jeune Raingo : 'Maintenant, nous serons tranquilles, tu n'iras plus au collège!' [...] M. Rémy disparu, rien ne l'aurait plus séparé de Raingo. Crime passionnel, dit l'accusation." (Le Figaro, 4 février 1909).

En appel, son avocat, Maître Monira, rappelle que Renard fut arrêté aussitôt que ses relations avec Raingo furent connues. "Alors on s'empressa de faire 'cadrer' les constatations matérielles avec l'hypothèse de Renard coupable. Le rapport du docteur Vibert, du 29 juin, est formel : rien n'indique que le crime eût été commis par deux personnes. L'accusation s'arrête donc à l'hypothèse du crime commis par Renard seul. Puis, on arrêta Courtois et alors, au lieu d'abandonner Renard, on abandonne l'hypothèse et on démontre aussi facilement que le crime n'a pu être commis que par deux assassins. Le jour de l'accusation de Courtois fut pour moi un trait de lumière. Je ne connaissais le valet de chambre que de l'avoir vu à l'instruction accuser Renard - et cette accusation montre que l'hypothèse de la complicité est absurde. Je crus alors que la libération de Renard s'imposait. Mais Courtois, qui avait suivi l'instruction, savait que la police avait un parti-pris contre Renard. Il y avait là une tentation trop forte; il y est tombé, et il a raconté que Renard l'a conduit au crime, a tout combiné, a tout imaginé. [...] Le 20 juillet, Courtois affirme qu'il n'a pas eu de relations avec Renard, alors que le 5 septembre, il fait des déclarations contraires. Le 5 août eut lieu une reconstitution du crime dont Renard fut exclu. A la suite des objections qui lui furent faites, Courtois modifia ses déclarations. Il n'en fut pas moins obligé dans une confrontation postérieure avec Renard de se reconnaître une plus grande part de responsabilité." (L'Humanité, 23 juin 1909). Pour la défense, c'est Courtois seul qui a dépouillé et tué Rémy. Thèse corroborée par les déclarations d'un jeune forçat condamné à six ans de travaux forcés nommé Deliot. "Actuellement à l'île de Ré où il attend le prochain départ pour le bagne, [il] aurait reçu en même temps que deux autres forçats les confidences de Courtois quelques jours avant la mort du jeune criminel. Le valet de chambre leur aurait avoué qu'il avait accompli, seul, son horrible forfait." (L'Humanité, 9 juin 1909). Deliot, "un petit garçon à figure timide", livre une déposition faite "en termes fort simples [qui] paraît sincère" tandis que d'autres témoins achèvent de montrer Courtois comme un menteur et un "hystérique accusateur". Le gardien-chef rapporte certains de ses propos ("L'aumônier ressemble à Renard, il a une tête de p...." - tout ça parce qu'il lui avait pris le bras "d'une façon qui lui avait déplu") tandis que le docteur rapporte avoir déclaré à la mort de Courtois : "Ce n'est pas une perte; en écoutant ses propos, on enverrait d'honnêtes gens au bagne." (L'Humanité, 18 juin 1909).

Dans sa plaidoirie en appel, Maître Monira montre pourquoi Courtois invente opportunément des "relations" avec Renard, "relations que Renard a toujours niées, que Courtois a niées le 20 juillet dans son premier récit et le 27 juillet dans une confrontation avec Renard et Raingo. Le 5 septembre, Courtois affirme les relations; étonné de cette révélation singulièrement tardive, je lui ai demandé à la Cour d'assises de la Seine pourquoi il n'en avait pas parlé dès le début. Il a répondu qu'il avait eu honte. C'est là une mauvaise explication car il avait avoué le vol et l'assassinat qui sont autrement graves; en réalité, il avait, en réfléchissant, compris quelle défaveur avait jetée sur Renard la révélation des relations avec Léon Raingo et il avait cru utile d'accabler Renard avec une accusation de même nature. C'est Courtois qui dit la vérité, proclame l'accusation, car il a donné sur la conformation de la verge de Renard des précisions qu'il n'a pu connaître que par les relations. Vous savez en quoi consiste cette, particularité : Renard est atteint d'hypospadias, c'est-à-dire que chez lui le méat urinaire au lieu d'être à l'extrémité se trouve au-dessous du gland. Dans quelles conditions Courtois a-t-il décrit cette particularité ? Il n'en a pas dit un mot le 5 septembre lorsqu'il à parlé pour la première fois des relations. A la confrontation du 9 septembre, Renard a nié les relations en traitant avec énergie Courtois de menteur. Celui-ci s'est borné à affirmer les relations, il n'a pas fait la moindre allusion à ce détail qui pouvait confondre Renard. Ce n'est qu'après la confrontation, après le départ de Renard et de son avocat, que Courtois sur une question extrêmement précise a parlé de la malformation. C'est avec cela qu'on prétend nous accabler, on nous somme de dire comment Courtois a pu être renseigné sur cette particularité. Nous répondons que la malformation a été décrite dans un rapport du docteur Vibert déposé le 28 juillet, que ce rapport a été légalement dès cette date à la disposition du défenseur de Courtois. [...] Si Courtois avait constaté la malformation d'une façon certaine dès le 3 juin, il n'aurait pas subi à la confrontation du 9 septembre les démentis de Renard sans lui opposer cet argument saisissant que constitue la connaissance de la malformation. Courtois n'a rien dit à la confrontation, cela est inconciliable d'une façon absolue avec l'existence des relations. Un autre fait contredit l'existence des relations : Courtois ne parle pas, n'a jamais parlé d'une autre particularité de Renard qui porte un bandage herniaire. Ces scènes mutuelles que décrit Courtois impliquent la connaissance complète des parties sexuelles de Renard. Il m'est difficile sur ce point de m'expliquer crûment, et cependant je tiens à être précis; aussi je vous demande d'écouter cette partie de mes explications avec le souvenir des précisions apportées au cours des débats. Nous ne pouvons pas croire que la lubricité se serait limitée, réduite au minimum; c'était d'autant plus difficile que Courtois avait une main très forte, et, si je suis d'accord avec M. le Procureur de la République qu'une exploration complète n'était pas possible, par contre Courtois n'aurait pas pu ignorer, s'il avait eu des relations avec Renard, l'obstacle dont on vous a parlé c'est-à-dire le bandage; et il n'aurait pas manqué de signaler cette particularité devant les démentis de Renard. Courtois n'a pas connu la hernie, ni le bandage, nous sommes forcés d'en conclure qu'il n'a pas eu avec Renard les relations qu'il prétend. En ce qui concerne Renard nu, le docteur Vibert indique que le bandage porté depuis longtemps laisse une trace très visible sur la peau. Courtois qui nous représente Renard nu participant an crime ne fait aucune allusion à cette trace du bandage tout à fait apparente, facile à constater, à signaler sans qu'il soit besoin de connaissances techniques. Il y a là un point capital : Courtois invité à décrire Renard nu ne parle pas de la trace du bandage : nous pouvons en conclure avec certitude que Courtois n'a jamais vu Renard nu et par là toute l'accusation est ruinée."

La déposition du brigadier appelé sur les lieux du crime est symptomatique : il "déduit de ce que Renard a des moeurs inavouables qu'il doit être l'assassin"... C'est que l'homosexualité de Renard sert d'épouvantail et de mobile providentiel à cette sordide affaire. Les Archives d'anthropologie criminelle de criminologie et de psychologie normale et pathologique relient l'affaire Renard aux "anamorphoses sentimentales qui caractérisent l'espèce de folie érotique qu'on appelle pédérastie". "Le seul moyen, ou du moins le meilleur à notre connaissance, pour faire, nous ne disons pas comprendre, mais percevoir les conséquences les plus extraordinaires de l'inversion sexuelle, consiste à recommencer les scénarios suspects en dépouillant entièrement de leur sexe certains des acteurs, pour les affubler de la personnalité féminine (ou inversement). [...] Transposé de cette façon, le récit suivant des aventures dramatiques dont l'hôtel du financier Y... fut le théâtre, devient des plus banals, l'imagination d'un chacun suffisant pour en achever la compréhension : « Un valet de chambre, frisant la cinquantaine, appelé de par ses fonctions à rendre des soins journaliers de domesticité à une jeune parente de son maître, ne tarda pas à en tomber follement amoureux. La jeune fille abusée par les premières. manifestations de l'adolescence, finit par céder aux manoeuvres du rusé domestique dont la passion couronnée de succès s'accrut au delà de toute expression. Le tuteur, vigoureux vieillard de soixante-quinze ans, accidentellement mis au courant de ce qui se passait sous son toit, prit immédiatement la résolution de renvoyer sa fille adoptive dans un pensionnat et de chasser le valet suborneur. Quelques heures plus tard, l'infortuné vieillard était assassiné par des mains inconnues. L'enquête judiciaire démontra que le vol avec effraction qui suivit l'assassinat n'avait pu être accompli que par deux individus, dont l'un, en ne prélevant pas sa part de butin, sembla avoir obéi à un mobile autre que le vol immédiat, etc. » Voilà, en quelques lignes, débarrassé de toutes les circonstances accessoires, le crime dont on a dit que le mobile passionnel n'avait pas été établi ! Il nous a suffi, pour le rendre sensible à tous, d'intervertir le sexe de l'un des acteurs. Faut-il rappeler qu'en le faisant nous n'avons, pour ainsi dire, rien ajouté aux faits connus, inversion sexuelle de Renard ayant été établie indiscutablement et par ses propres aveux et par la saisie de la correspondance extraordinaire qu'il entretenait, avec le jeune .....o, celui que nous avons dû habiller momentanément en jeune fille. L'intercalation de cet écran à travers les faits et gestes de nos sujets a suffi, comme une plaque de cyanure de barium à travers un faisceau de rayons Rontgen, pour rendre perceptible à nos sens ce que, jusqu'ici, nous hésitions à admettre faute d'une perception suffisante."

"Quoiqu'on affirme à chaque instant, écrit Uhry dans L'Humanité (17 juin 1909), le désir unanime de rechercher la vérité, ce n'est là que de la phrase. En réalité on sent une hostilité non dissimulée contre l'accusé. Le président [...] dirige les débats avec une telle fièvre, une telle hâte de bâcler l'affaire par une condamnation, qu'il laisse à peine Renard - qui risque sa tête - formuler ses objections, et les défenseurs luttent pour remplir leur tâche, tandis que le l'accusation est libre de poser toutes les questions. D'autre part, le public, au lieu d'observer le calme qui convient à des spectateurs impartiaux, manifeste violemment contre la défense sans être réprimé. C'est odieux!" Et plus loin : "Quel que soit l'accusé, aussi mauvaise impression fasse-t-il, on ne peut le priver des garanties légales et il est impossible qu'on transforme, si je puis faire cette comparaison, une cour d'assises en tribunal ou en commission d'exécution sommaire."

Le procureur de la République Fabre de Parel, "qui ricane pendant que la défense parle, [et] a commis sciemment des irrégularités, presque des illégalités" (dixit toujours Uhry) n'a pas de mot assez sévère pour qualifier Renard, qu'il présente comme "un égout collecteur" dont la "conscience était pétrie de boue salie par toutes les déjections"."Aucune physionomie", déclare-t-il dans son réquisitoire, "n'est plus abjecte. Voleur et hypocrite, de grands airs d'honnêteté, une religion masquant des moeurs inavouables, un air de dévouement masquant la trahison! Partout, partout, des masques! [...] Ce Renard [...], moi je vous le présenterai nu! [...] Renard, le faux dévôt, était un homosexuel, il l'a reconnu. On a remarqué que des anormaux comme lui étaient souvent des assassins. Partout, Renard poursuivait le jeune Raingo de ses obsessions, jusque dans les villes d'eaux où sa tante l'emmenait pour le soigner. [...] Renard est un ambitieux, un cupide ; c'est en même temps un être immonde aux instincts contre nature. [...] M. Rémy, n'ignorait pas les relations qui existaient entre le maître d'hôtel et son neveu. Il avait cru tout d'abord que c'était là des calomnies. Mais il comprit bientôt que le mal existait. Renard, qui est intelligent, comprit qu'on allait le séparer de celui qu'il aimait. Et il profita sans perdre un instant de la querelle qui éclata entre les époux au sujet du renvoi de Léon Raingo. Renard était frappé en plein coeur[...]. Souvenez-vous de ce qu'a dit Raingo à ce sujet, lorsqu'il a dépeint le délire qui s'empara du maître d'hôtel en apprenant qu'il allait partir.[...] Je vous ai apporté, messieurs les jurés, un faisceau de preuves. Toutes démontrent que Renard est coupable. [...] J'ai pesé toute la culpabilité de Renard et je la trouve trop écrasante. Il n'y a point de circonstances atténuantes ; ce n'est point un crime passionnel, en ce sens que ce n'est point l'amour, ce sentiment qui soude les générations humaines, qui l'a fait agir, mais une passion honteuse que l'on cache et qui n'a rien d'humain. Vous pèserez. [...] La vérité sort triomphante de ces débats. Renard vous apparaît comme dans la nuit du crime, non débarrassé de son masque, avec toute sa perversité farouche." (L'Humanité, 22 juin 1909).

Condammé à perpétuité par un jury et un président acharnés à sa perte, avec l'aide d'une certaine presse sans scrupule (Le Matin, dont les procédés sont dénoncés en plusieurs endroits), Renard est condamné aux travaux forcés à perpétuité. L'Humanité, faisant écho du verdict le 24 juin 1909, parle de "sabotage de la Justice". Il enregistre cependant que "M. Fabre de Parrel [qui] sort accompagné de soldats [...] est hué par la foule" massée à l'extérieur. Dans Le Matin du 7 août 1909, le journaliste qui a couvert le procès, parlant de l'état d'esprit général favorable à la condamnation de Renard, termine son article en disant : "Cela est profondément intéressant à observer et à souligner. [...] Il y a des abjections qui révoltent tout ce que ce pays compte de sain. Il y a des heures où la morale, trop outrageusement provoquée, se révolte et crie. Et c'est ainsi que des accusés ne réussissent même pas à faire pencher en leur faveur la balance du doute, que des condamnés n'arrivent même pas à inspirer la pitié." Réactions qui suscitent l'indignation dans tous les milieux, André Gide écrit ainsi à ce moment-là dans une lettre à Schlumberger : "le procès Renard me rend malade".

Le pourvoi en cassation est rejeté. "Il s'en est fallu de l'épaisseur d'un cheveu, écrit Victor Snell dans L'Humanité, qu'il ne fut admis, et c'est pour ce cheveu qu'au lieu de comparaître une troisième fois en cour d'assises et d'y être vraisemblablement acquitté, Renard s'en ira au bagne jusqu'à la mort. [...] Mais ce qui est le plus déconcertant, c'est ceci : le premier procès Renard, parfaitement correct et présidé avec une remarquable impartialité, fut cassé parce qu'on avait nommé trois jurés supplémentaires au lieu de deux - ce qui, en définitive, n'avait causé ni pu causer aucun préjudice à l'accusé! Et c'est ce second procès de Versailles, scandaleux du commencement à la fin, vaudevillesque et déshonorant, où on vit un président du jury nommé au cours de la délibération 'parce qu'il avait la plus belle voix du département' faire à l'audience des effets de torse pour lire un verdict qu'il avait annoncé trois jours auparavant... c'est ce procès qui trouve grâce devant la Suprême Cour! C'est fâcheux, vraiment, pour la Justice au moins autant que pour les justiciables. [...] En matière pénale, la conscience humaine aime bien, pour demeurer en repos, à y voir clair. C'est ce qu'on demandait en l'affaire Renard! Et comme s'il ne s'agissait en définitive que d'une simple amusette, voici justement que les plus hauts magistrats de ce pays n'hésitent pas à rendre valide et définitive une sentence prononcée dans des conditions inouïes [...]!" (L'Humanité, 7 août 1909).



"La Justice est inique", commente Renard dans sa prison. "Je ne me décourage pas puisque mes défenseurs s'occupent de moi et je pense encore espérer une grâce, après laquelle je demanderai la révision de mon procès." Renard ne devait bénéficier ni d'une grâce entière ni même d'une commutation de peine. Il est dirigé sur l'île de Ré, dépôt des forçats, et, de là, embarqué pour le pénitencier de Saint-Laurent-de-Maroni, où il accomplit sa peine. Sa mort, quatorze ans plus tard, est annoncée en quelques lignes. "Maître Lagasse, défenseur de Renard devant le jury de la Seine et celui de Seine-et-Oise, a reçu hier un câblogramme de Saint-Laurent-du-Maroni (Guyane) l'informant que son ancien client venait de succomber à une laryngite tuberculeuse et que, jusqu'à sa dernière minute, il avait protesté de son innocence." (L'Humanité, 5 juillet 1922).