Au printemps 1904, la presse se fait l'écho d'une affaire de moeurs qu'elle rapproche de celle, encore récente, impliquant le baron Jacques d'Adelsward Fersen et le comte Albert Hamelin de Warren. Pas d'aristocrates dévoyés, mais de jeunes hommes de bonne famille parmi lesquels le fils du compositeur Emmanuel Chabrier et son compagnon. En voici la présentation chronologique, telle que les lecteurs des quotidiens parisiens et de quelques autres périodiques ont pu la suivre, jour après jour, dans son "jus". Appréhendés en "flagrant délit", humiliés, les invités de la "partie fine" organisée par Schwob chez le peintre Bulton voient leur intimité violée, leur correspondance privée livrée en pâture... pour en définitive être relaxés en appel. D'un journal à l'autre, l'orthographe des noms, la nationalité de B[o]ulton, la présentation même des faits connaissent quelques variantes ou déformations, sans qu'il soit possible, sur la seule base de ces articles, de démêler le vrai du faux. On les trouvera donc exposées successivement, tandis que plusieurs redites ont été omises et des informations complémentaires, tirées d'autres compte-rendus parus dans la presse, ont été insérées entre crochets.
"Il y a une vingtaine d'années, la Pall Mail Gazette révéla les scandales de Londres, dans lesquels se trouvaient mêlés la fois des petits et de hauts et très puissants personnages. Et voici que maintenant nous avons les scandales de Paris... Dans un atelier de peintre, transformé en un temple où se célébraient, selon d'odieux rites, d'étranges sacrifices, la police a fait irruption la nuit dernière. Elle y a trouvé, en tête-à-tête, de jeunes éphèbes dépravés et des gens "très chic" qui ont été envoyés au Dépôt. [...] Il y a quatre jours, le préfet de police recevait une lettre anonyme le prévenant que des "orgies" devaient avoir lieu au cours de la nuit de samedi à dimanche, dans l'atelier d'un peintre anglais, M. Ernest Boulton, 83, boulevard, Montparnasse. L'auteur de la lettre précisait suffisamment certains détails pour ne laisser ancun doute sur la nature de là "fête" qui se préparait : "Ce Boulton est un être de moeurs, inavouables, terminait-il. Je ne veux pas vous en dire plus long, monsieur le préfet de police. Tout ce que je puis ajouter, c'est que de jeunes facteurs télégraphistes doivent être les héros de ces scènes de débauche. J'ai cru de mon devoir de vous en avertir. Le préfet confia aussitôt à M. Lespine, commissaire de police chargé du service des garnis, le soin d'ouvrir une enquête discrète tant sur la personnalité de M. Boulton que sur ses habitudes.
Depuis deux ans qu'il occupait l'atelier numéro 11 [d'un loyer de 850 francs, précise L'Echo de Paris], M. Ernest Boulton. avait su gagner l'estime de sa concierge comme celle de ses voisins. Toujours très correct d'allures, toujours aimable, vêtu à la dernière mode, le visage rasé, les cheveux bruns ramenés sur le front, il avait l'apparence du plus parfait des gentlemen. D'ailleurs, l'état de sa santé semblait devoir le prémunir contre tout excès. Le teint pâle, les traits tirés, il était même affligé d'une toux sèche et persistante qui inspirait la pitié. On le désignait à cause de cela dans le quartier sous le nom de "poitrinaire du 83". Et d'un accident d'enfance, d'une chute malheureuse, il avait conservé une claudication légère. Il arrivait à son atelier le matin à dix heures, prenait ses pinceaux, sa palette, et se mettait au travail. Le soir, Ernest Boulton quittait son atelier vers six heures, s'en aller dîner dans un restaurant voisin, et regagnait aussitôt la chambre qu'il occupait dans un hôtel situé au numéro 203 du boulevard Raspail. Un seul de ses amis, Anglais comme lui, que les gens de l'hôtel avaient surnommé son "inséparable", venait souvent le chercher. Jamais il n'avait rien changé à la ponctualité de ses habitudes. C'est à peine si, quelquefois, le samedi, il avertissait le propriétaire de l'hôtel qu'il s'absenterait une partie de la nuit pour aller en soirée a l'ambassade ou au consulat d'Angleterre, dont il était, prétendait-il, un des hôtes les plus assidus. [On apprend par Le Petit Journal qu'il avait fait récemment un voyage de trois mois en Tunisie et était revenu il y a six semaines environ à Paris. Depuis son retour il avait donné une fête dans le genre de celle qui, la nuit dernière, a si mal fini. Souvent les voisins avaient du se plaindre du bruit qui se faisait dans l'atelier de l'artiste, mais on ignorait les scènes de débauche qui s'y déroulaient.] La concierge, Mme Bernard, avait donc, on le voit, mille raisons pour n'ajouter aucune foi à certain avis qui lui avait été donné. Cependant, à la réflexion et par acquit de conscience, elle se décida à faire part d'une visite qu'elle venait de recevoir à la propriétaire de l'immeuble. Celle-ci n'hésita pas. Elle envoya son gérant, M. Baudet, chez le commissaire de police du quartier. Et ce magistrat, qui connaissait la lettre anonyme adressée au préfet de police, et la surveillance dont le peintre était l'objet, se hâta de prévenir le service des garnis.
[Samedi matin, indiquera un peu plus tard Le Petit Journal, une enveloppe remise à la concierge de l'immeuble du boulevard Montparnasse éveilla par son caractère tout spécial et le parfum qui s'en exhalait, l'attention d'un des agents. Elle était adressée à M. Boulton et contenait un petit billet conçu à peu près en ces termes : "J'ai fait le nécessaire et j'ai trouvé des recrues de choix. Je crois que nous aurons pour ce soir même une brillante chambrée. N'oubliez pas d'apporter des costumes, des fleurs et tous les petits accessoires nécessaires. J'espère quel y aura aussi du champagne. Si tous sont dans les mêmes dispositions que moi et se sentent la même ardeur, ce sera une belle fête, etc." Ce petit papier était signé "Phoebé". L'inspecteur en conclut avec raison, que la réunion attendue devait avoir lieu le soir même et prévint son chef, M. Lespine]. M. Lespine prit aussitôt ses dispositions, et samedi soir, dès huit heures, cinq de ses agents allaient se placer en surveillance dans la loge des concierges du numéro 83.
Quelques minuties à peine s'étaient écoulées depuis qu'ils se trouvaient à leur poste d'observation lorsqu'entra, en coup de vent, dans la maison, un Turc d'opérette. C'était Boulton. La tête coiffée d'un fez oriental, drapé dans un ample burnous, les plis bouffants d'une large culotte blanche retombant sur des bas jaune clair, les, pieds chaussés de babouches brodées d'or; il monta tout droit à son atelier. Au bout de quelques instants, il appela la concierge : "Je vais recevoir plusieurs personnes ce soir, dit-il. Tout l'heure on viendra me demander. Je vous serai très obligé de bien vouloir indiquer mon atelier à ceux qui se présenteront." Mme Bernard remarqua, non sans étonnement, que des transformations étranges avaient été apportées dans la décoration habituelle de l'atelier. De lourdes étoffes rouges et blanches retombaient le long des murs. Des pétales de roses jonchaient le sol. Dans les angles de la pièce, des cassolettes étaient emplies de parfums qui brûlaient, jetant de fauves lueurs... Au plafond, étaient suspendus des lampadaires en fer forgé. Au milieu de l'atelier, une longue table, couverte de mets choisis, de bouteilles de champagne et de liqueurs diverses, attendait les convives. Enfin, tout au fond, un large lit, érigé en forme d'autel, était recouvert de peaux de lions et de tigres, et, sur une console, s'étalaient des fards, des boîtes de poudre de riz, des rubans aux couleurs chatoyantes et divers instruments sur la nature desquels il serait difficile d'insister. La concierge s'en alla aussitôt conter aux agents ce qu'elle venait de voir.
Vers neuf heures et demie, une voiture s'arrêta devant la porte cochère de l'immeuble. Un highlander en descendit, pénétra sous le porche, demanda M. Ernest Boulton et monta au premier étage, où se trouve l'atelier. Bientôt, ce fut le tour d'un autre "déguisé". Celui-ci était un Arabe, auquel succéda un individu vêtu d'un simple maillot rose puis ce fut un autre Arabe puis ce fut un zouave, puis un petit facteur télégraphiste, puis un jeune homme en qui Mme Bernard reconnut un modèle italien qui avait posé chez le peintre la semaine précédente. D'autres éphèbes suivirent. Et maintenant, devant la porte de l'immeuble, s'alignaient le long du trottoir, des voitures de maître et même des automobiles. A dix heures, dix-neuf personnes étaient réunies dans l'atelier d'Ernest Boulton. On entendit bientôt retentir des sons et des chants qu'accompagnait le jeu d'un orgue; des bouchons de champagne sautèrent. L'orgie était commencée...
Accompagnés du concierge et de sa femme, les cinq agents du service des garnis gagnèrent le toit et se dissimulèrent derrière les cheminées. Un large vitrage qui occupe une partie de la toiture leur permettait de voir sans être vus. C'est ainsi qu'ils purent assister à un immonde spectacle. Au fond de la pièce, brillamment éclairée maintenant par des flambeaux de cire, neuf jeunes gens, complètement dévêtus, achevaient de se farder avec des cosmétiques disposés sur la console placée près du lit. Le zouave leur posait sur la tète des couronnes de fleurs. Massés en rang, à l'autre extrémité, les autres invités, dans leurs costumes bizarres, semblaient attendre en silence. Le highlander, assis devant l'orgue, se disposait à jouer. Le horse-guard semait encore sur le sol des pétales de fleurs. Boulton, assis à la turque sur un large sofa, un gong chinois devant lui, suivait attentivement ces préparatifs. Soudain, le gong retentit. Le highlander fit courir ses doigts agiles sur les touches de l'orgue. Un chant large et puissant s'éleva. Un des éphèbes, sur la nudité duquel tranchaient de larges bracelets d'or, s'approcha d'un des invités - en habit de soirée, celui-là - dont la boutonnière s'ornait d'un camélia blanc, et prit son bras. Soudain, des coups violents, ébranlèrent la porte de l'atelier. C'était M. Lespine en personne qui, accompagné de M. Badin, inspecteur principal, arrivait avec une trentaine d'agents. "Ouvrez, au nom de la loi!" A trois reprises, cet ordre retentit. En hâte, les convives s'efforcèrent de se couvrir. Les agents firent irruption dans l'atelier.
[La surprise et la consternation ne peuvent se dire, précise Le Petit Journal. Il n'y eut aucune résistance. Cependant, le quotidien apporte un bémol dans son édition du lendemain, quelques-uns sommairement vêtus d'un péplum ou d'une chemisette de soie, essayèrent de prendre la fuite, mais toutes les issues étaient gardées. Ils durent rebrousser chemin et se vêtir en hâte. [...] M. Lespine qui, avant d'opérer la descente, avait prévenu le commissaire de police du quartier, M. Maréchal, de se tenir à sa disposition, avait disposé des gardiens de la paix aux abords de la maison. Le chef du service des moeurs ne permit pas aux acteurs de la "fête romaine" de revêtir leurs vêtements ordinaires, il les emmena dans le costume où il les avait trouvés ou à peu près. n remarqua deux uniformes tranchant sur les costumes sombres des autres. [...] Enfin, se dissimulant le plus possible derrière les autres, on apercevait la vareuse à boutons de métal d'un petit télégraphiste qui pleurait à chaudes larmes et affirmait qu'il était venu là par hasard pour porter une dépêche et qu'il n'était entré que pour vider la coupe de champagne qu'on lui avait offert. C'est ainsi que les dix-neuf délinquants ont été conduits à pied, vers une heure et demie du matin, du boulevard du Montparnasse à la rue d'Assas, où se trouve le poste de police du quartier.]
Une heure plus tard, Boulton et ses invités étaient tous à la préfecture de police, et M. Lespine commençait aussitôt leur interrogatoire. La plupart sont de notables commerçants, des industriels, des financiers, parmi lesquels une dizaine d'étrangers, notamment un Hollandais, un Suisse, un Crétois, un Irlandais et quatre Anglais. Les autres sont des Français. Le zouave et quatre des jeunes gens, parmi lesquels le petit facteur télégraphiste, connu sous le sobriquet de Philis, et dont la famille habite Fontenay-sous-Bois, ont avoué qu'ils avaient été largement rémunérés. Quant aux autres éphèbes, ils ont affirmé que c'était par pur dilettantisme qu'ils s'étaient rendus à la fête du boulevard Montparnasse. La police observe le plus grand mutisme sur cette ignoble affaire, surtout en ce qui concerne l'identité des prisonniers. Et ce n'est point par elle que nous avons appris que l'un d'eux se nomme Legrand, un autre Chabrier, et qu'un troisième appartient à la presse en qualité, dit-on, de correspondant parisien d'un grand journal de province. Boulton est âgé de trente-deux ans. L'artiste peintre et ses amis sont restés hier dans les bureaux de M. Lespine, où tous ont déjeuné, et ce n'est qu'à cinq heures qu'ils ont été dirigés vers le dépôt. Ils ont dû, sous la surveillance d'agents en bourgeois, traverser le boulevard du Palais. Le public était ébahi et réjoui en même temps d'apercevoir parmi ces hommes se suivant en file indienne des individus bizarrement accoutrés d'uniformes extraordinaires. Ils ont été accompagnés dans la cour de la Sainte-Chapelle aussi loin que les gardes républicains l'ont permis, car à la fin un service d'ordre avait dû être organisé. Les dix-neuf inculpés ont été écroués et seront déférés au parquet aujourd'hui. Ce n'est qu'hier soir, vers cinq heures, qu'ils ont été transférés au Dépôt. Ils seront interrogés aujourd'hui par un juge d'instruction du petit parquet. Les dix-neuf sont inculpés d'outrage à la pudeur, et douze d'entre eux d'excitation de mineurs à la débauche. Un dernier détail : Boulton avait commandé, avant-hier, pour 30 francs de poudre de riz et pour 303 francs de champagne..."
(Le Matin, 21 mars 1904)
"Après une nuit passée dans le silence et la méditation, isolés des bruits extérieurs par les murs massifs du dépôt, M. Boulton, l'artiste peintre du boulevard du Montparnasse, et ses compagnons de débauche ont été extraits, hier, de leurs cellules respectives pour être amenés devant M. de Valles, juge d'instruction, désigné par le paquet pour poursuivre l'enquête commencée par M. Lespine. Les dix-neuf inculpés n'avaient, pour la plupart, pas eu le temps ni l'idée de choisir un avocat, aussi leur comparution a-t-elle porté seulement sur le fait d'établir leur identité; pas plus l'un que l'autre n'a eu à répondre à des questions concernant sa responsabilité. Cependant, ainsi que cela se passe toujours quand un même coup de filet ramasse un grand nombre d'individus d'origines diverses, il s'en est trouvé plusieurs qui, sans y être nullement contraints, n'ont pas cru devoir se montrer réservés. Ceux-là ne se sont pas fait faute de s'élever contre la prétention de la police qui, ont-ils déclaré, se croit le droit d'empêcher les gens de s'amuser chez eux comme bon leur semble et en telle companie qu'il leur convient de choisir.
A l'encontre de ces derniers, qui dans le couloir du juge parlaient à haute voix, il en était d'autres... Honteux, ceux-ci osaient à peine lever les yeux. De temps en temps, cependant, ils jetaient un regard furtif sur un groupe assez nombreux de personnes qui se tenaient isolées, se dissimulant les unes derrière les autres. C'étaient les parents de ces malheureux jeunes gens; eux aussi eussent voulu n'être pas là; c'était pitié de voir quelques-uns d'entre eux tant ils paraissaient avoir de chagrin et de honte.
A cinq heures, le juge avait terminé son enquête préliminaire. Mais alors que les parents venus pour réclamer leurs enfants, croyaient que ceux-ci allaient leur être rendus, ils ont eu la douleur de les voir à nouveau embrigadés et emmenés. M. de Valles les avait tous placés sous mandat de dépôt et avait ordonné leur transport à la prison de la Santé.
Les principaux inculpés semblent être, dès maintenant, le peintre Boulton et un jeune homme, nommé Schwob. Ce serait ce dernier qui aurait eu l'idée de la fête organisée dans l'atelier du boulevard Montparnasse; c'est lui qui avait envoyé la lettre interceptée par la préfecture de police et qui a permis aux agents de M. Lespine d'intervenir à propos."
(Le Petit Journal, 22 mars 1904)
"[...] C'est Schwob qui paraît avoir joué un des principaux rôles dans cette scandaleuse affaire. Le peintre prêtait son local, mais c'est Schwob qui était le grand organisateur et le grand pourvoyeur des bacchanales. La lettre dont nous avons donné hier l'analyse, et qui en tombant entre les mains de la police, permit de mettre fin aux orgies qui se perpétraient chez Boulton, émane de Schwob. Il l'a d'ailleurs reconnu. Elle était adressée à Boulton et faisait allusion à l'entrée en scène du jeune Spilka, recruté dans un concert où sa mère vend des fleurs. Mais ni Boulton ni Schwob, ni les autres inculpés n'ont avoué avoir commis le délit qui leur est reproché. A les en croire, ils se seraient livrés à de simples études de moeurs. Malheureusement pour eux, le zouave Quenneville a reconnu avoir joué un rôle qui ne laisse aucun doute relativement aux intentions des organisateurs de la petite fête. Le pauvre "zouzou" avait été racolé sur les boulevards et avait reçu une certaine somme d'argent pour prendre part aux saturnales du boulevard Montparnasse. Tous les prévenus sont écroués à la Santé. Les deux plus jeunes sont le télégraphiste qui a dix-sept ans et Spilka qui a seize ans. Tous deux sont, d'ailleurs, des amis très intimes. Neuf ont demandé un avocat d'office; les autres ont choisi pour défenseurs Mes Camille Schwartz, Orgias, Destiez, Pleys et Bergoughnioux de Wailly." (Le Petit Parisien, 22 mars 1904)
Le Matin livre le nom exact des inculpés, "avec quelques indications sur leur personnalité :
1. Ernest Bulton, 32 ans, artiste peintre, Américain.
2. André Schwob, 35 ans, correspondant d'un, journal du centre, pupille d'un sénateur,
3. Claude Simpson, 27 ans, caricaturiste, Américain.
4. William Tomkins, dit "Guidott", 37 ans, sans profession, Anglais.
5. Charles Noblet, 27 ans, employé de librairie, Suisse.
6. Félix Harmans, 49 ans, rentier, Hollandais.
7. Arnold Vère, 27 ans, Irlandais. (C'était Vère qui était costumé samedi soir en highlander.)
8. Le soldat Caneville, du 4e zouaves, 9e compagnie, en garnison à Rosny-sous-Bois, permissionnaire de vingt-quatre heures.
9. Charles Edeline, 23 ans, étudiant en droit, fils d'un grand blanchisseur de Puteaux qui est en même temps fabricant de pneumatiques.
10. Auguste Core, 23 ans, né à La Canée, fils d'un ministre plénipotentiaire.
11. Marcel Chabrier, 29 ans.
12. René Grandgirard, 23 ans, sans profession.
13. Morin d'Orsay, 23 ans, dessinateur.
14. Auguste Legrand, auteur dramatique, fils d'un sténographe du Sénat.
15. Henri Kessler, agent d'assurances.
Maintenant, les quatre mineurs :
16. Spilca. seize ans et demi, Levantin.
17. Jules Julitte, dit "Philis", 17 ans, télégraphiste.
18. Claude Bourgeois, 17 ans, valet de chambre.
19. Roger dit Hubert, 20 ans, garde-malade.
Avant les interrogatoires, nous avons assisté au lamentable défilé des prisonniers. Un garde municipal surveillait chacun d'eux. Tous avaient les menottes aux mains. Spectacle de tristesse, où la pitié surmontait le dégoût. Avec leurs regards vides et leurs pas pesants, ils paraissaient sous l'impression d'un coup de massue. Et leurs visages, pâlis par les deux nuits passées en prison, leurs pommettes, congestionnées, trahissaient l'angoisse qui agitait leur âme. Ils étaient toujours vêtus des costumes de bal masqué qu'ils portaient l'autre soir et que dissimulaient mal de longs pardessus aux cols relevés. Bulton, l'organisateur de l'orgie, avait conservé ses hautes bottes jaunes. Mais le télégraphiste et le zouave avaient repris leurs uniformes. Soudain, des cris terribles retentissent dans le couloir. C'est Kessler qui se roule par terre, en proie à une crise de nerfs. On ouvre les portes, les fenêtres pour lui donner un peu d'air.
Chez le juge d'instruction, la plupart des accusés opposent des dénégations, formelles aux accusations dont ils sont l'objet de la part des agents qui, du haut du toit de l'atelier de Bulton, assistèrent aux scènes répugnantes. Une lettre, on le sait, mit la police sur la piste du scandale. Schwob reconnaît l'avoir écrite. Elle était adressée à Bulton et était ainsi conçue : "Cher ami, Réjouis-toi et prépare une belle fête pour samedi soir, chez toi. J'ai découvert une petite merveille à laquelle je suis presque sûr que personne n'a encore touché. Prépare donc tout pour qu'elles soient somptueuses, ces fiançailles qui, espérons-le, seront, grâce à quelques coupes de Champagne, des épousailles. André Schwob." Comment cette lettre tomba-t-elle entre les mains de la police? On ne le sait pas exactement, car elle ne le dit point. Il paraîtrait que cette lettre fut interceptée par une personne étrangère à la préfecture et envoyée à M. Lépine. La petite merveille dont il s'agissait, était le jeune Spilca. Schwob articule, pour sa défense, qu'il se livrait à des études de moeurs. D'autres, cyniques, déclarèrent qu'ils étaient seuls juges de leur conduite et qu'ils ne reconnaissaient pas à la justice le droit de s'occuper d'eux. Aujourd'hui, M. de Valles procédera à des confrontations." (Le Matin, 22 03 1904)
"Un homme qui n'a pas perdu sa journée hier, c'est M. Lespine, chef du service des garnis. Dès l'aube il était debout et, accompagné de deux secrétaires, il se rendait au domicile des convives du peintre Bulton. Comme on va le voir, sa tournée ne laissa pas d'être des plus fructueuses. D'abord, il se présenta dans un family-hotel des plus respectables de la rue Copernic. C'est là qu'habitait William Tomkins, âgé de trente-sept ans, très connu dans le monde des théâtres anglais sous le nom de "Guidott" et entouré de la considération des vénérables dames avec lesquelles il se rencontrait chaque jour à table d'hôte. Certes, aucune d'elles ne se doutait que leur aimable voisin avait d'aussi déplorables fréquentations. Dans son appartement fut saisi un block-notes portant l'indication d'un rendez-vous chez le "peintre" Bulton, pour le 19 mars, entre neuf heures et demie et dix heures.
Chez Félix Harmans - un rentier hollandais de quarante-neuf ans, occupant dans le quartier de l'Etoile un somptueux logis avec salle de bains et téléphone - le directeur des garnis fut reçu par un valet de chambre en habit, celui-là même qui, dès la première nouvelle de l'arrestation de son maître, courut chez la concierge de Bulton, boulevard Montparnasse, et lui offrit un billet de 1000 francs, à condition qu'elle déclarât qu'elle n'avait jamais vu Félix Hermans avant la petite fête de samedi dernier. Sous la conduite de ce dévoué serviteur, M. Lespine parcourut le salon somptueux, la salle à manger, le cabinet de travail, et s'empara de lettres échangées entre le locataire et un jeune homme de moeurs spéciales, très connu du service des moeurs sous le sobriquet de "Banville". Boulevard Haussmann, c'est chez M. Auguste Legrand, "auteur dramatique", qu'opéra la police. Résultat : saisie d'une lettre, fort démonstrative paraît-il, de M. Marcel Chabrier. Ce dernier, âgé de vingt-neuf ans, est le fils du regretté compositeur Emmanuel Chabrier, l'auteur d'Espana et de Gwendoline. C'est pendant un séjour en Angleterre qu'il aurait rencontré quelques-uns des compagnons habituels de Bulton, qui l'auraient entraîné chez lui.
M. Marcel Chabrier habite le quartier de l'Europe. Des lettres ont également été saisies chez lui. L'une d'elles lui était adressée, de Caen, par un de ses camarades qui signe simplement de son prénom : Léon. Dans cette lettre, Léon lui expose qu'il vient de retrouver dans cette ville un de ses anciens camarades de collège. "C'est maintenant, dit-il, un charmant petit hussard, et j'espère bien lui faire abandonner sa maîtresse pour arriver à le posséder tout entier." Dans une nouvelle épître, Léon explique qu'il est heureusement arrivé à ses fins, grâce à la complicité inconsciente de sa mère : "Après le théâtre, elle m'avait accordé la permission de recevoir quelques amis dans ma chambre. Il y avait des gâteaux et des liqueurs fines. Nous étions quatre, le hussard compris. Tu comprends, dès lors, ce qui s'est passé. Et Léon termine comme suit : "Dire qu'il y a encore des gens qui prétendent qu'on ne s'amuse pas a Caen!" Toujours chez M. Chabrier, M. Lespine a découvert un exemplaire illustré de Justine et une biographie du marquis de Sade. Il a également emporté des bracelets, des colliers, etc.
M. Lespine se transporta ensuite chez Arnold Vère, vingt-sept ans, d'origine irlandaise, celui qui, l'autre soir, était costumé en highlander. Vère habitait avec un ami, actuellement en traitement à l'hôpital. C'est lui qui avait amené, samedi dernier, chez Bulton le zouave Caneville. Il aimait d'ailleurs à fréquenter les militaires, ainsi que le démontraient des papiers contenus dans ses tiroirs. Au domicile de Bulton, on saisit une robe marron à franges vertes, puis le portrait du jeune Hubert Roger, garde-malade, ainsi que des lettres écrites par des soldats tenant garnison en Tunisie, et à qui le "peintre" répondait en se servant du pseudonyme "Queen Mab". Des notes de fournisseurs établissaient que les frais de la fête de samedi se répartissaient sur vingt verres en cristal, 11 francs de gâteaux, 30 francs de bananes, trente-six bouteilles de champagne, etc. Enfin, chez Hubert Roger, avenue du Maine, M. Lespine trouva, prête à être mise à la poste une lettre adressée à M. Louis P... au palais Farnèse, à Rome. "J'espère que tu t'amuses à Rome comme nous nous amusions à Paris - écrivait Roger - quant à moi, j'ai maintenant pour maîtresse Emile de Saint-Sulpice." Là se bornèrent les investigations de M. Lespine. Ils les reprendra aujourd'hui.
Dans la liste des noms que nous avons cités hier figurait, notamment, celui de M. Charles Edeline, vingt-trois ans, étudiant en droit. A l'instruction, ce jeune homme s'est donné comme le fils d'un grand blanchisseur de Puteaux, en même temps fabricant de pneumatiques. Et, à ce sujet, la famille de feu M. Léon Edeline, dont le gendre dirige la grande blanchisserie de Grenelle, s'est émue. Pour éviter toute confusion fâcheuse, elle fait remarquer que Charles Edeline est seulement un petit-cousin du défunt et n'a que cette parenté éloignée avec son fils, M. Jacques Edeline, âgé de dix-neuf ans, qui se prépare à l'Ecole centrale. De même, M. André Schwob nous fait savoir que ce n'est pas lui qui a été arrêté, mais son frère, Jacques Schwob. Ce dernier, vérification faite, se nomme Jacques-André Schwob. C'est lui, on le sait, qui adressa à Bulton la lettre dont nous avons reproduit hier le texte, et qui, livrée à la police, mit celle-ci sur la trace du scandale. Hier, M. de Valles, après avoir reçu en son cabinet Mme Morin d'Orsay, qui avait demandé à être entendue, et M, Julitte le malheureux père du jeune télégraphiste, a commencé les interrogatoires. Bulton, Core, Morin d'Orsay, Edeline, Julitte, Bourgeois et Simpson ont successivement été entendus par lui. Ils étaient assistés dateurs défenseurs, Me Destrez, Berthon, Mathiot et Fleys. Ils n'ont pas changé leur système de défense : ou ils nient formellement ou, sans donner une réponse directe, ils déclarent ne devoir compte qu'à eux-mêmes des faits qui leur sont reprochés, dans le cas où ils seraient exacts."
(Le Matin, 23 03 1904)
"Le juge n'a eu aucune peine à obtenir du zouave des renseignements complémentaires. Mais ils sont d'une nature telle qu'il est impossible de les révéler. Tout ce que l'on peut affirmer, c'est que les scènes qui se déroulaient dans l'atelier de Boulton étaient au plus haut point répugnantes. L'une de celles, notamment, auxquelles ont assisté les agents de M. Lespine, représentait une nuit de noces. Le marié était vêtu d'un habit noir avec gardénia à la boutonnière, et la mariée était figurée par l'un des individus, qui avait pour tout costume un pantalon de femme. Il est inutile d'insister. Quelques-uns de ces individus se connaissaient avant de se rencontrer boulevard Montparnasse. Deux d'entre eux, en particulier, collaboraient à des oeuvres littéraires. La correspondance qu'ils échangeaient était des plus suggestives. [...] Il y a un Polonais, nommé Spilka, âgé de seize ans et demi, fils d'une fleuriste : c'est lui qui figurait la mariée dans la scène que nous signalons plus haut."
(L'Intransigeant, 23 03 1904)
"Des perquisitions ont été opérées hier matin par M. Lespine, commissaire de police, chef du service des garnis, aux domiciles de la plupart des invités du peintre Boulton. Les lettres nombreuses qu'il y a saisies établissent d'une façon formelle les relations qui existaient entre tous ceux qui s'étaient donné rendez-vous samedi soir dans l'atelier du boulevard Montparnasse. Accompagné de l'inspecteur principal Badin et de deux inspecteurs, M. Lespine s'est tout d'abord rendu chez Tomkins, dit Guidotti, qui, rue Copernic, avait loué une grande et belle chambre dans un family-house. Sur un carnet d'adresses qui a été saisi, Tomkins avait noté et souligné au crayon rouge cette note suffisamment explicative : "samedi soir chez Boulton. Ne pas manquer." Les visites ont continué ainsi tout l'après-midi aux domiciles des autres inculpés. Chez le peintre Boulton, on a saisi un costume rapporté d'un récent voyage en Tunisie en compagnie de Claude Simpson et un portrait à l'huile de Roger dit Hubert. On a trouvé également la note des frais prévus pour la petite fête qu'il avait préparée dans son atelier du boulevard Montparnasse : il y figure pour 11 fr.50 de gâteaux et 250 francs de champagne. Plusieurs lettres écrites par Boulton sont signées "Queen Mab", ce qui en anglais signifie la "reine Mab". C'est sous ce pseudonyme que le peintre était connu de ses familiers."
(Le Petit Parisien, 23 03 1904)
"De nouvelles constatations ont eu lieu hier matin, dans l'atelier du peintre Bulton, 83 boulevard Montparnasse. M. de Valles, juge d'instruction, M. Lespine, chef du service des garnis, et M. Balin, inspecteur principal, sont montés sur la toiture, afin de se rendre compte, par eux-mêmes, de l'état des lieux, et savoir si, des maisons voisines, on pouvait voir ce qui se passait chez l'"artiste". Ce point était important à établir pour l'inculpation d'outrage public à la pudeur. Dans l'après-midi, M. Lespine, chef de la brigade des garnis, est allé perquisitionner, à Fontenay-sous-Bois, au domicile du jeune télégraphiste Julitte. Celui-ci occupait seul une petite chambre au quatrième étage. Sa mère et son beau-père l'avaient, en effet, mis depuis plusieurs mois à la porte, en raison de ses moeurs qui n'étaient ignorées de personne. A Paris même, au bureau de poste, les collègues de Julitte savaient le scandale de sa vie.
A l'exception du zouave Canneville et des quatre mineurs, tous les inculpés avaient été convoqués par M. de Valles, juge d'instruction. Mais treize seulement ont pu être interrogés, le Hollandais Harmans s'étant formellement refusé à monter dans le "panier à salade". Les prévenus continuent à nier énergiquement, sauf l'un d'eux, qui paraît disposer à faire des aveux. Kessler, à la sortie du cabinet du juge, a été mis en présence de sa mère et de sa soeur, qui avaient demandé à le voir. Comme la veille, il est tombé dans une violente crise de nerfs.
Après avoir entendu les dénégations des inculpés, M. de Valles a fait entrer quelques témoins, parmi lesquels le concierge de l'immeuble ou s'est déroulée l'orgie, sa femme, et les agents qui ont constaté le flagrant délit. Tous donnent sur la scène les détails les plus précis et la concordance de leurs déclarations a permis d'ores et déjà au juge d'être fixé sur la culpabilité de plusieurs invités de Bulton."(Le Matin, 24 03 1904)
"De nouveaux interrogatoires ont eu lieu hier. M. de Valles, juge d'instruction, a tout d'abord entendu les quatre mineurs compromis dans l'affaire : le valet de chambre Bourgeois, le garde-malade Roger dit Hubert le télégraphiste Julitte et Spilca, l'éphèbe en l'honneur de qui la fête était donnée. Le magistrat a recueilli ensuite les explications du zouave Caneville, de Vère, de Harmans et de Kessler. Les inculpés étaient assistées de Mes Destrez, Orgias, Jeanningros, Bréal et Bergouhnioux de Wailly. Aucun d'eux n'a rien avoué, excepté le zouave, qui a déclaré qu'il trouvait extraordinaire l'importance attachée par le parquet "à ces petites choses". Le Hollandais Harmans a prétendu, au contraire, qu'il s'était rendu à l'invitation de Bulton sans se douter de ce qu'il allait voir. Le spectacle l'intéressa peu, affirma-t-il, et il se retira dans un petit coin. Il avait même l'intention de s'en aller quand les agents firent irruption dans l'atelier. Quant à Vère, l'Irlandais costumé en Ecossais, il a assuré M. de Valles qu'il n'avait revêtu ce costume qu'en l'honneur de saint Pairick, dont la fête tombait ce jour-là. Il porte toujours son déguisement. Par suite d'une série de quiproquos, il n'a pas encore pu faire venir un pantalon de l'hôtel où il habite. Il souffre d'un gros rhume, et se plaint du froid. Vers trois heures, une scène pénible s'est produite dans les galeries de l'instruction. M. de Valles, mû par un sentiment d'humanité, avait, sur sa demande, autorisé Mme Bulton, mère du principal inculpé, à voir son fils. Elle était venue au Palais en compagnie de sa fille; mais Bulton a refusé brutalement de la recevoir. Les deux femmes sont parties en pleurant.
Le juge a reçu la visite de M. Gailhard, directeur de l'Opéra, qu'accompagnait le ténor Van Dyck. On suppose qu'ils venaient demander à M. de Valles la mise en liberté provisoire du jeune Marcel Chabrier, le fils du compositeur de Gwendoline. Quelques mises en liberté provisoires seront probablement accordées, mais ce soir seulement. Sous quelle inculpation les coupables seront-ils déférés au tribunal ? On se pose toujours la question. Celle d'outrage public à la pudeur ne sera pas maintenue, si le rapport de M. Debrie, architecte expert, établit que les voisins ne pouvaient rien voir de la fête. Dans ce cas, en effet, il ne saurait y avoir publicité. Quant à la publicité résultant de la présence d'un certain nombre de personnes en un certain lieu, la jurisprudence distingue deux sortes de présence la volontaire et l'involontaire. Dans le cas où tous les témoins sont en même temps acteurs il n'y a pas publicité. Dans l'espèce, cette disposition va à rencontre des intérêts des inculpés, qui soutiennent tous n'avoir été que des témoins. Ajoutons, pour terminer, que le ministère des affaires étrangères a fait demander, par téléphone, au parquet, hier après-midi, si l'information donnée par nous avant-hier au sujet de M. Louis P... un Français occupant en Italie une situation officielle était exacte. M. de Valles a répondu qu'il se trouvait dans l'impossibilité de démentir ou de confirmer. En effet, la correspondance saisie aux domiciles des inculpés est encore sous scellés. Elle sera ouverte aujourd'hui seulement. Néanmoins, nous sommes à même de confirmer l'exactitude de notre renseignement. L'avenir le démontrera." (Le Matin, 25 03 1904)
"Aujourd'hui M. de Valles interrogera les quatre inculpés mineurs et le zouave Quenneville. Ce dernier est connu dans les milieux interlopes sous le nom de "Gros Blair", dit la "Fauvette" et a déjà été arrêté deux fois pour des faits identiques à ceux qui lui sont reprochés aujourd'hui. Pendant que le juge d'instruction procède à ces interrogatoires, le service des garnis, sous la direction de M. Lespine, commissaire de police, et Badin, inspecteur principal, poursuit ses investigations et ses perquisitions. Jusqu'à présent, le bruit qui a couru de nouvelles arrestations n'est pas fondé. Les inspecteurs se bornent à visiter les domiciles des inculpés et à y saisir tous les papiers qui intéressent l'instruction en cours. Les trouvailles sont d'ailleurs très édifiantes. Elles établissent nettement que la plupart des inculpés se connaissaient avant la fameuse soirée du 19 mars, qui fit tout découvrir. C'est ainsi que, dans le quartier de l'Etoile où habite Félix Harmens, le rentier hollandais, on a saisi un certain nombre de lettres, adressées au locataire par un jeune homme de moeurs spéciales, connu de la police sous le sobriquet de "Banville". Chez Auguste Legrand, "homme de lettres", boulevard Haussmann, on ne trouva qu'une lettre écrite par Chabrier, l'un des inculpés. Chabrier, qui ainsi que nous l'avons dit, est le fils du compositeur de musique connu, habite dans le Quartier de l'Europe. M. Lespine découvrit chez lui un exemplaire de Justine et une biographie du marquis de Sade. Il saisit également une lettre, datée de Caen, dans laquelle un jeune homme, nommé Léon, donne des renseignements sur la vie qu'il mène dans cette ville, et raconte sa liaison avec un hussard qu'il qualifie d'Antinoüs. Chez l'Irlandais Arnold Vère, le highlander de la soirée du 19 mars, qui avait amené à la compagnie le zouave, on trouva des papiers qui prouvèrent qu'il fréquentait de préférence les militaires. Chez Hubert Roger, avenue du Maine, M. Lespine saisit une lettre, prête à être mise à la poste et adressée à un ami de Rome. Dans cette lettre, Roger donnait à son ami des détails sur ses plaisirs habituels. Chez l'Anglais Bulton, M. Lespine saisit une robe marron, à franges vertes, le portrait d'Hubert Roger en garde-malade, ainsi que des lettres écrites par des soldats en garnison à Tunis, et à qui le peintre répondait sous le pseudonyme de Queen Mab. Enfin, le commissaire s'est rendu hier dans l'après-midi à Fontenay-sous-Bois, pour procéder à une perquisition chez les parents du jeune télégraphiste Julitte, arrêté chez le peintre anglais Bulton. Le père et la mère du jeune homme vivent en mésintelligence et rejettent l'un sur l'autre la responsabilité de la mauvaise éducation de leur enfant. M. Lespine a saisi un certain nombre de lettres qui établissent que Julitte avait des fréquentations du genre de celles qui lui ont valu d'être arrêté dans l'atelier du boulevard Montparnasse. Les pièces saisies ont été remises à M. de Valles, juge d'instruction." (L'Intransigeant, 25 03 1904)
L'instruction, des saturnales du boulevard Montparnasse s'est poursuivie, hier, par l'interrogatoire de six des inculpés. Les jeunes Spilka, Roger Bourgeois et Julitte ont été, d'abord, confrontés avec les concierges du peintre Boulton. Harmans, qui avait enfin consenti à monter en voiture cellulaire, et le zouave Quéneville ont été également mis en présence des deux témoins. A l'exception du militaire et du petit télégraphiste, les prévenus ont persisté dans leurs dénégations.
Morin d'Orsay, Boulton et l'Irlandais Arnold Vère avaient été également conduits au palais, mais ils n'ont pas été confrontés. Morin d'Orsay a pu s'entretenir quelques instants avec sa mère. Mme Boulton, mère du peintre et sa soeur avaient, elles aussi, obtenu du magistrat l'autorisation de voir leur fils et frère, mais celui-ci a prié M. de Valles de lui éviter la vue de ses deux parentes. Quant à Arnold Vère, il avait été extrait de la prison pour qu'il pût causer avec la propriétaire de son hôtel. Le pauvre diable n'a pas encore de pantalon. Il porte toujours son costume de highlander. Ses jambes sont nues il grelotte de froid et, pour comble d'infortune, il a pris un gros rhume. Il avait fait demander ses vêtements à l'hôtel où il était descendu, mais la propriétaire n'avait rien compris à ce qu'on lui demandait. Vère a pu, hier, lui donner des explications qui, espérons-le, lui permettront de retrouver son pantalon. "Saint Patrick m'abandonne, s'est-il écrié en reprenant le chemin de la Santé. C'est en l'honneur de la fête du patron des Irlandais que je m'étais déguisé. Cela ne m'a pas réussi."
Nous avons dit dans notre dernier numéro que M. de Valles avait chargé M. l'architecte Debrie d'examiner si, des maisons voisines, on pouvait percevoir ce qui se passait dans l'atelier du peintre. Cette expertise a une grande importance pour l'accusation. Les avocats des prévenus, Me Camille Schwartz en particulier, ont en effet démontré au juge d'instruction, au moyen de nombreux arrêts, que la présence des concierges et des agents sur le vitrage de l'atelier ne constituait pas l'élément de publicité indispensable pour constituer l'outrage public à la pudeur. Il n'y a pas publicité, ont dit les cours de Rouen, d'Amiens et de Lyon, quand des voisins, par une curiosité préméditée et malsaine, appliquent, par exemple, leur regard sur une vitre avec une curiosité tenace, de façon à pénétrer le secret de l'intérieur de l'habitation. L'accusation pourrait répondre victorieusement à cette théorie en disant, avec la cour de cassation, que la présence dans l'atelier du peintre de dix-neuf personnes suffit à assurer la publicité, que ces personnes soient témoins volontaires ou involontaires. Mais, et c'est ici que la question devient intéressante, il faudrait que ces personnes n'eussent joué que le rôle de témoins. Si elles ont été à la fois témoins et acteurs, il n'y a plus de publicité. Ainsi en a décidé la cour suprême.
Si donc la publicité externe n'existait pas et qu'il soit établi que tous les prévenus ont pris part aux scènes orgiaques, l'inculpation d'outrage public à la pudeur ne pourrait plus être maintenue. Il ne resterait, dès lors, que celle d'excitation de mineurs à la débauche, très difficile à établir, car la loi ne réprime que l'excitation habituelle. On comprend donc l'importance de l'expertise de M. Debrie. Relatons en terminant, mais pour le ramener à sa juste valeur, le bruit d'un incident diplomatique auquel cette affaire de moeurs aurait donné naissance. Le ministère des Affaires étrangères, disait-on, avait demandé par téléphone des explications au procureur général parce que des puissances étrangères auraient protesté contre l'arrestation de leurs nationaux... La vérité était tout autre. Le ministère des Affaires étrangères a téléphoné en effet au parquet, mais pour avoir communication d'une lettre saisie chez l'un des inculpés, le jeune Hubert Roger. Cette lettre, assez compromettante, était adressée par ce dernier à M. Louis P..., au palais Farnèse, à Rome. Le palais Farnèse est, on le sait, le siège de l'ambassade de France. Hubert Roger s'était rendu chez le peintre du boulevard Montparnasse avant d'expédier cette missive. M. de Valles a fait répondre que cette lettre était encore sous scellé fermé, il ne pourrait en donner le texte exact que lorsque ce scellé aurait été défait en présence de l'inculpé et de son avocat. Voilà à quoi se réduit cet incident." (Le Petit Parisien, 25 03 1904)
"Un certain nombre des locataires des immeubles voisins de l'atelier de Bulton ont été interrogés hier par M. de Valles. Celui-ci désirait savoir si, de chez eux, ils avaient, à un moment quelconque, été témoins de scènes scandaleuses. Presque tous ont déclaré que ce qui se passait chez Bulton était vraiment "honteux". Ils ne "voyaient" pas, mais ils "entendaient" et cela leur avait suffi pour être renseignés sur le genre d'offices qui se célébraient. Paroles obscènes, exclamations érotiques, appellations tendres, onomatopées suggestives, rien ne manquait à la démonstration... Un père de famille affirma au juge d'instruction qu'il était prêt à déménager lorsque, le scandale ayant éclaté, il retrouva la tranquillité par suite de l'arrestation de Bulton et de ses acolytes. Et maintenant, une question se pose quand le scandale est perçu "par l'oreille" peut-il être considéré comme outrage public à la pudeur, de même que lorsqu'il est perçu "par les yeux"? M. de Valles a entendu ensuite la concierge de l'immeuble du boulevard Montparnasse - cette bonne dame qui, montée sur le toit, assista, à côté des agents, aux scènes d'orgie ; puis les propriétaires de la maison et leur avocat-Conseil ; enfin, le beau-père du télégraphiste Julitte. Il confronta plusieurs témoins avec certains inculpés notamment la concierge avec le zouave Caneville, qu'elle appelle le "petit zouave". Caneville a raconté que, dans la journée de samedi, il avait rencontré Vère sur les grands boulevards. Vère l'avait invité â dîner pour le soir, mais, à l'heure du rendez-vous, Vère était arrivé en retard, et tous deux, pressés de se rendre chez Bulton, s'étaient passés de manger! M. Schwob devait être également interrogé mais il s'est trouvé indisposé. Dimanche, M. de Valles ira le questionner à la Santé. Chez tous les accusés, ou à peu près, on a trouvé des cartes de Roger, le garde-malade. Elles étaient ainsi libellées : "ROGER HUBERT, Ensevelissements, Embaumements, Assainissements". Nous disions hier que des mises en liberté provisoire semblaient imminentes sans que, pour cela, les poursuites dussent être arrêtées contre les personnes bénéficiant de cette mesure. Par contre, il est question de nouvelles arrestations de gens impliqués dans l'affaire, à la suite des perquisitions."(Le Matin, 26 03 1904)
"Plusieurs témoignages importants ont été recueillis, hier, par M. le juge de Valles. Des voisins du peintre Boulton sont venus féliciter le magistrat d'avoir épuré leur maison. "Elle n'était plus habitable pour une famille honnête", a déclaré l'un d'eux. "Si l'on ne voyait rien de ce qui se passait dans l'atelier, par contre en entendait les propos les plus révoltants et le bruit des orgies était significatif. J'étais indigné, car j'ai une fille. Aussi suis-je allé me plaindre au gérant de l'immeuble." Cette plainte n'est peut-être pas étrangère à l'arrestation du peintre et de ses invités. Ces déclarations ont été consignées avec empressement par M. de Valles. Le magistrat se demande, en effet, si, en cas de résultat négatif de l'expertise de M. Debrie, la publicité des scènes orgiaques ne serait pas suffisamment établie par les bruits et les propos proférés assez haut pour être entendus des locataires. Pourrait-on dire, en effet, qu'il n'y a pas outrage public à la pudeur lorsque les délits sont commis dans un endroit séparé du public par un rideau ou une cloison assez mince pour permettre de suivre par l'ouïe les différents actes répréhensibles ? Non, estime le juge. Si cette thèse était admise, il pourrait donc y avoir outrage public à la pudeur par paroles et bruit. M. de Valles a entendu également les propriétaires du 65 du boulevard Montparnasse et le gérant de cet immeuble.
ll a ensuite procédé à l'interrogatoire de quatre des inculpés. Il a, notamment, demandé au petit garde-malade Hubert Roger pourquoi ses cartes de visite se trouvaient chez tous ses co-inculpés. Ces cartes n'étaient cependant pas très suggestives. On y lit, en effet "HUBERT ROGER, Ensevelissement Assainissement Embaumement". Le petit garde-malade a répondu, sans se laisser déconcerter, "Ce sont des cartes commerciales. J'offrais mes services à ces messieurs." "Singuliers services" n'a pu s'empêcher de répliquer le magistrat.
Quant au zouave Quéneville, interrogé à nouveau, il a appris au juge comment il avait été entraîné à l'atelier de Boulton. "C'est Arnold Vère qui m'y a conduit, a-t-il dit. Il m'avait rencontré sur les boulevards, et, après m'avoir parlé de la pluie et du beau temps, il m'avait invité à dîner. J'avais accepté, mais quand nous arrivâmes chez lui il prétendait qu'il était trop tard. "Viens, me dit-il, avec moi chez un ami, tu boiras au moins du champagne et tu mangeras des gâteaux." Je le suivis sans dîner. Boulevard Montparnasse, on me grisa, puis on me donna de l'argent." Invité à indiquer quels étaient ceux qui lui avaient remis quelque monnaie, Quéneville n'a pu préciser. "J'étais complètement ivre, a-t-il dit. Je ne me souviens que de fort peu de choses."
Aujourd'hui, le magistrat entendra encore des témoins et rendra peut-être quelques ordonnances de mise en liberté provisoire. Terminons en disant que le jeune Edeline qui est compromis dans cette scandaleuse affaire n'est nullement le fils de feu M. Léon Edeline, le propriétaire de la blanchisserie de Grenelle et de la manufacture de pneumatiques de Puteaux. M. Charles Noblet, qui habite 58, boulevard de Strasbourg, à Boulogne-sur-Seine, nous prie également de déclarer qu'il n'a rien de commun avec le Charles Noblet qui fréquentait l'atelier du peintre Boulton." (Le Petit Parisien, 26 03 1904)
"Ainsi que nous le faisions prévoir, M. de Valles a signé hier soir la mise en liberté provisoire dans caution de plusieurs inculpés. Sept des invités du peintre Bulton ont bénéficié de cette mesure : Morin d'Orsay, Harmans, Core, Legrand, Grandgirard, Bourgeois et Edeline. Ces mises en liberté n'ont pas été accordées de façon arbitraire par le juge. Celui-ci s'est, au contraire, conformé à une récente circulaire du procureur général recommandant aux magistrats instructeurs d'abréger le plus possible le temps de la détention préventive en faveur de tout inculpé ayant un domicile fixe et dont l'impossibilité morale de se soustraire à l'action de la justice est évidente. Dans l'après-midi, M. de Valles avait interrogé une dernière fois tous les inculpés qu'il se préparait à mettre en liberté, puis Bulton, Vère et quelques autres. Bulton a consenti hier à recevoir sa mère, qui s'était encore présentée au Palais, accompagnée de son fils aîné. Quant à Vère, il lui est arrivé une aventure des plus désagréables. Nous avons raconté que, grelottant de froid avec ses jambes nues sous le kilt des highlanders, il avait longtemps réclamé à cors et à cris son pantalon. Ce pantalon lui a été envoyé hier à la Santé, malheureusement pour lui, car les gardiens de la prison, en fouillant les poches avant de le lui remettre, y ont trouvé des lettres particulièrement compromettantes. M. de Valles a ouvert hier quelques scellés, en présence des accusés et de leurs avocats. Ce qui le frappa au premier abord, au milieu de toutes les paperasses saisies, c'est le grand nombre de photographies avec dédicaces : "à ma chérie, à dédé, à toto, à ma belle, etc. etc." Chez Vère, on a saisi un certain nombre de poupées de bazar en carton, devant lesquelles paraît-il, il se livrait à des dévotions bizarres. L'instruction, qui s'attachait à déterminer si les inculpés étaient des adeptes ou de simples curieux, est éclairée depuis l'ouverture et l'examen de ces scellés. Tous les invités de Bulton sont des adeptes, à n'en pas douter. Des quantités de noms propres sont cités dans les lettres saisies, et les ramifications de l'affaire sont si nombreuses que l'on désire en restreindre les proportions plutôt que de les agrandir. Quant au scellé qui contient les documents saisis chez Roger Hubert et, en particulier la lettre dont la suscription était : "M. Louis P..., au palais Farnèse, à Rome", il a été remis par M. de Valles au procureur général sans avoir été ouvert. Aujourd'hui, le juge se transportera à la Santé afin d'interroger quelques prévenus." (Le Matin, 27 03 1904)
"Les portes de la prison de la Santé se sont ouvertes, hier soir, pour sept des invités du peintre Boulton. Edeline, Bourgeois, Grandgirard, Legrand, Marin d'Orsay, Harman et Cor ont été rendus à la liberté. Cette faveur est-elle le prélude d'ordonnances de non lieu? En aucune façon. Les sept inculpés que nous venons de nommer, justifiant d'un domicile et de moyens d'existence, ayant, en plus, fourni toutes les explications demandées par le magistrat instructeur, celui-ci a cru devoir les faire bénéficier des prescriptions libérales de la circulaire du procureur général sur la détention préventive. D'autres mises en liberté pourront avoir lieu, mais plus tard, quand l'instruction sera plus avancée. M. de Valles a d'ailleurs le désir de terminer le plus vite possible cette épineuse information. C'est dans ce but que, sacrifiant son repos du dimanche, il se rendra ce matin à la Santé pour interroger les inculpés qui restent détenus. De ce nombre est l'Irlandais Arnold Vère. Le malheureux a retrouvé son pantalon. Mais il n'est pas de bonheur parfait. Avec lui, il a perdu l'espoir d'une prompte libération. Les poches de ce vêtement contenaient, en effet, des lettres compromettantes que le propriétaire de l'hôtel s'était bien gardé d'enlever. Elles ont été transmises à M. de Valles. Le magistrat a entendu, hier encore, plusieurs témoins et a interrogé le peintre Boulton. Celui-ci qui, jeudi, avait refusé de voir sa soeur et sa mère, a consenti à s'entretenir avec cette dernière, qu'accompagnait son frère. L'entrevue a été des plus émouvantes. Le juge a terminé sa journée par le dépouillement des scellés. Les pièces qu'ils renferment sont accablantes pour les inculpés. Si elles ne concernent pas directement les orgies du boulevard Montparnasse, elles ne laissent aucun doute sur les moeurs étranges de la plupart des prévenus. M. de Valles a retrouvé dans l'un des scellés d'Hubert Roger la lettre adressée par celui-ci à "M. Louis P... palais Farnèse, à Rome", cette lettre qui a donné naissance au bruit du prétendu incident diplomatique sur lequel nous nous sommes expliqué. Cette missive a été remise au procureur général, qui la communiquera au ministère des Affaires étrangères."(Le Petit Parisien, 27 03 1904)
"M. le juge d'instruction de Valles s'est rendu hier matin à la prison de la Santé pour interroger l'un des inculpés, Jacques Schwob, assez sérieusement malade. Puis le magistrat instructeur est rentré à son cabinet, où il poursuivra le classement des documents saisis par M. Lespine, commissaire de police, au cours des récentes perquisitions." (Le Petit Parisien, 28 03 1904)
"L'instruction ouverte par M. de Valles sur les scandales du boulevard Montparnasse touche à sa fin. Le magistrat espère la clore dans le courant de la semaine. Hier il a interrogé le garde-malade Hubert Roger, Tomkins dit Guidoti, Noblet, Simpson et Vère sur les pièces saisies au domicile de chacun de ces prévenus. Aujourd'hui, le magistrat rendra vraisemblablement de nouvelles ordonnances de mise en liberté provisoire." (Le Petit Parisien, 29 03 1904)
"M. de Valles a passé sa journée d'hier au dépouillement des pièces sous scellés. Il n'a procédé à aucun interrogatoire. C'est ce soir qu'il mettra vraisemblablement en liberté provisoire le jeune Noblet et Tomkins dit Guidoti." (Le Petit Parisien, 30 03 1904)
"M. de Valles a signé hier trois nouvelles ordonnances de mise en liberté provisoire en faveur d'Arnold de Vère, de Charles Noblet et de Tomkins dit Guidott. Ce dernier a du, au préalable, verser une caution de 2500 francs. Quant à Vère, il a fourni la caution morale de deux amis solvables. Le juge n'a rien exigé de Noblet en raison de sa qualité de Français." (Le Petit Parisien, 31 03 1904)
"Bulton, le principal inculpé dans l'affaire scandaleuse du boulevard Montparnasse a été pris hier matin à la Santé, d'un violent à la Santé, d'un violent accès de folie, à forme érotique, et ses gardiens n'ont pu le maîtriser qu'avec peine. Il a été néanmoins amené dans l'après-midi au Palais et interrogé par M. de Valles qui, le soupçonnant sans doute de simulation, n'a pas ordonné, malgré les instances de son défenseur, son transfert à l'infirmerie spéciale du Dépôt. Afin de pouvoir clore son instruction demain, le juge se transportera aujourd'hui à la Santé pour interroger une deuxième fois tous les inculpés détenus, puis, à quatre heures de l'après-midi, réintégrera son cabinet au Palais où, malgré le chômage traditionnel du vendredi saint, il a convoqué tous ceux qui ont été mis en liberté provisoire."(Le Matin, 01 04 1904)
"Hier, après avoir fait subir un dernier interrogatoire à tous les inculpés, M. de Valles a mis en liberté Spilka, Roger dit Hubert, Kessler, le télégraphiste Julitte et Chabrier, ce dernier sous caution de 5000 francs, les autres sans caution. Seuls, Bulton, Schwob et le zouave Caneville resteront donc sous les verrous. Le juge a commis M. le docteur Vallon, médecin aliéniste, à l'effet d'examiner l'état mental de Bulton, dont les crises érotiques continuent."
(Le Matin, 02 04 1904)
"Les mises en liberté provisoire que nous faisions prévoir dans notre dernier numéro ont eu lieu hier. Spilka, Roger, Kessler, le petit télégraphiste Julitte et Chabrier ont été libérés à la suite d'un nouvel interrogatoire que M. le juge de Valles leur a fait subir à la prison de la Santé. Chabrier a dû verser une caution de 5000 francs. Il ne reste donc sous les verrous que Jacques Schwob, le peintre Boulton et le zouave Queneville. Encore, ce dernier eût-il été libéré s'il n'avait tenu à rester à la Santé jusqu'au jour du procès."Si je suis renvoyé à ma compagnie, a-t-il dit au magistrat, on m'enfermera au Cherche-Midi; je préfère demeurer à la prison civile". Quant au peintre Boulton, il a été soumis à l'examen du docteur Wallon, médecin aliéniste.
M. de Valles a reçu dans la soirée le rapport de M. Debrie, architecte-expert. Les constatations de M. Debrie sont purement négatives. L'éminent expert déclare que l'on ne pouvait voir ce qui se passait dans l'atelier de Boulton que de l'appartement de M. Benoît, demeurant 79, boulevard du Montparnasse. De là, le regard peut plonger en biais chez le peintre par une petite fenêtre qui permet d'apercevoir à peu près un quart de la pièce. Mais cette fenêtre étant munie d'un rideau et M. Benoit l'ayant toujours maintenu tiré la publicité extérieure fait donc défaut. Nous avons expliqué que l'on ne pouvait retenir comme élément d'outrage public à la pudeur le fait par les concierges et les agents d'avoir grimpé sur le toit et regardé par le vitrage le spectacle qui avait lieu dans l'atelier. Pour retenir le délit d'outrage public à la pudeur, le magistrat instructeur devra faire résulter la publicité de la présence dans l'atelier d'inculpés qui n'ont joué que le rôle de témoins. Cela lui sera d'autant plus facile que presque tous les invités de Boulton nient avoir pris part aux saturnales." (Le Petit Parisien, 02 04 1904)
"Le peintre anglais Bulton, l'organisateur des fêtes du boulevard Montparnasse, arrêté à la suite d'une descente de police dans son atelier, et actuellement incarcéré à la Santé, vient d'être frappé d'aliénation mentale. Les gardiens l'ont surpris plusieurs fois en train de manger ses excréments. Un médecin légiste a été commis pour l'examiner. Il se pourrait qu'il fût transporté dans un asile. On attribue son état à la détention qui a aggravé sa nervosité." (Le Matin, 19 04 1904)
"L'instruction de l'affaire des scandales du boulevard Montparnasse est close. M. de Valles a rendu hier une ordonnance de non-lieu en faveur de Spilca, Julitte, Noblet, Bourgeois, Core et Tomkins dit Guidott. Spilca et Julitte sont considérés comme ayant été victimes des autres prévenus. Noblet, Core et Tomkins n'ont pu être formellement accusés par les agents de la Sûreté et le congierge témoins des scènes d'orgies. Tomkins, cependant, ayant été trouvé porteur d'un revolver, sera poursuivi pour port d'arme prohibée. Quant à Schwob, Simpson, Hermans, Vère, Caneville, Edeline, Chabrier, Grandgirard, Marin d'Orsay, Legrand, Kessler et Roger dit Hubert, ils sont renvoyés devant la huitième chambre correctionnelle, sous l'inculpation d'excitation de mineurs à la débauche. Bulton, reconnu irresponsable, ainsi que nous l'avons annoncé, a été mis hors de cause."(Le Matin, 30 04 1904)
"L'affaire du boulevard Montparnasse.
Les débats de l'affaire de moeurs du boulevard Montparnasse ont commencé hier devant la huitième chambre correctionnelle, présidée par M. Puget. Sur les treize prévenus, poursuivis sous l'inculpation d'excitation de mineurs à la débauche, douze étaient présents. Seul, l'inculpé Simpson faisait défaut.
Au banc des prévenus en état de détention : le zouave Quenneville et le journaliste Jacques-André Schwob. Sur le banc des inculpés libres : MM. Alexis Harmens, rentier; Ernest-Harold Vère, sans profession; Jean Chabrier, homme de lettres; André Legrand, homme de lettres; Charles Morin, dessinateur; Auguste Kessler, agent d'assurances; Camille Roger, infirmier embaumeur; Georges Edeline, étudiant en droit, et Henri Grangérard, sans profession. Au début de l'audience, M. le substitut Wattinnes demande au tribunal d'ordonner le huis clos des débats. Il en est ainsi ordonné. M. Puget procède à l'interrogatoire des prévenus. Tous protestent de leur innocence. Aucun d'eux n'a commis les faits mentionnés dans le réquisitoire définitif et motivant la poursuite. Mais pourquoi sont-ils allés à la soirée Bulton ? "c'est uniquement par curiosité, dit l'un, et pour faire des études de moeurs." Un autre : "Je croyais que j'allais assister à une séance de déclamation." Après un réquisitoire élégant et énergique de M. le substitut Wattinnes, le tribunal a renvoyé à aujourd'hui, pour les plaidoiries de Me Bernstein, au nom de la partie civile, et de Mes Camille Schwartz, Mathiot, Bergouhnioux de Wailly, Duhil, Jeanningros, Emile Destrez, Ch. Lyon-Caen, Auguste de SaL. Gaillard et Bréal, en faveur des prévenus."(Le Matin, 06 05 1904)
"La huitième chambre correctionnelle vient de rendre son jugement dans l'affaire de moeurs du boulevard Montparnasse. Le tribunal a fait sienne la théorie juridique de M. le substitut Wattinnes sur l'"habitude" en matière d'excitation à la débauche. Puis, après examen des faits, le jugement a continué en ces termes : "attendu que dans l'appréciation des actes qui lui sont soumis le tribunal a le devoir de montrer la plus grande sévérité; qu'en effet, les actes, principalement en ce qui concerne Schwob, ont le caractère le plus odieux et dénotent chez ceux qui les ont commis la plus coupable dépravation que tous les inculpés sont des adeptes de vices contre nature; que plusieurs, tels que Kessler, Legrand, Morin, Quenneville, Roger, Simpson, Vère ne dissimulent pas leurs habitudes honteuses; que Chabrier et Edeline soutiennent le contraire mais que les lettres que la perquisition a fait découvrir chez eux, principalement chez Chabrier, ne peuvent laisser aucun doute à leur égard. Le tribunal a, en conséquence, condamné M. Schwob à dix-huit mois de prison, et à 500 francs d'amende; MM. Harmens et Roger, chacun à un an de prison et à 500 francs d'amende; MM. Chabrier, Simpson (celui-ci par défaut), Kessler, Quenneville, Legrand, Morin, Vère et Edeline, chacun à huit mois de prison et à 500 francs d'amende. M. Grandgirard a été acquitté. MM. Schwob, Harmens, Roger, Chabrier, Simpson, Kessler, Quenneville, Legrand, Morin, Vère et Edeline ont, en outre, été condamnés solidairement à payer à M. Spilka père la somme de 1000 francs."
(Le Matin, 15 05 1904)
"A Paris, [la presse] en est, en ce moment, au "scandale du Boulevard Montparnasse", et c'est à peine si, aux victimes d'une violation de domicile, qu'elle cite, elle ne réclame point des frais de publicité. Ce qui se passait dans l'atelier du rapin, au fait, ne regarde que ceux qui ont l'habitude de s'occuper de ce qui se passe derrière eux. La police a commis une infamie. Peut-être poussera-t-elle la charognerie jusqu'à se recommander, pour se blanchir, de la loi sur les associations ou des lois scélérates, car il est inadmissible qu'elle se serve de celle stupide qui, en matière de moeurs, considère comme public tout "outrage" commis par plus de deux personnes, les autres, à ses yeux, même s'ils font ce que font les autres, en étant témoins. Voilà bien des lois qui aident singulièrement Marianne à survivre à son déshonneur ! Le plus ignoble est que la presse, au lieu de protester, fait chorus. Muselée, sans doute, elle ne peut qu'obéir aux ordres qu'au rapport on lui distribue ; chaque fois qu'on l'éclaire, elle contribue à étouffer certains scandales. "Nous autres, journalistes, a dit Ibsen, nous ne valons pas cher !" N'insistons pas. Les fiancés du Boulevard Montparnasse étaient maîtres de leurs sens, même les mineurs, puisqu'ils étaient conscients. Au lieu d'embêter les chevaliers du rond, que n'empêche-t-on les vieillards lubriques de déflorer les pauvres petites "fleurs de bitumes"? Quant à nous, sans discuter, nier ou admettre les pratiques et les cultes, nous protestons simplement contre une violation de domicile et contre une atteinte à la liberté individuelle. Et ce faisant, nous ferons le contraire des sodomites notoires qui, pour prouver leurs bonnes moeurs, saliront les héros d'où l'on sait." (Jules Heyne dans L'Idée libre, Janvier-juin 1904)
Les inculpés de "l'affaire du 83 boulevard du Montparnasse", condamnés en première instance, sont acquittés par la chambre des appels correctionnels le 29 juin 1904. Que sont-ils devenus? Difficile de le savoir. Le plus fameux d'entre eux, en tout cas, disparaît quelques années plus tard : Marcel Chabrier meurt subitement, lors d'un voyage à Ypres, le 2 septembre 1910, victime d'une rupture d'anévrisme. "C'était un jeune écrivain qui s'était déjà signalé par son talent original et fin. La corps a été ramené à Paris et il sera inhumé [...] mardi 6 septembre [...] au cimetière Montparnasse." (Le Temps, 6 septembre 1910) "Ce jeune écrivain, d'une grande conscience d'artiste, d'un esprit pénétrant et d'une exquise urbanité, laisse de profonds regrets à tous ceux qui l'ont connu. [...] Nous sommes autorisés à dire que, selon le voeu souvent répété du défunt, cette mort n'interrompra pas l'oeuvre de Legrand-Chabrier. C'est sous cette signature que M. [André] Legrand la continuera désormais. Les obsèques de notre collaborateur et ami ont eu lieu au cimetière du Montparnasse le 6 septembre. Tous ses nombreux amis sont venus apporter à [André] Legrand l'expression de leur sincère affliction et de leur profonde sympathie." (Vers et proses, octobre 1910)
lundi 16 mai 2011
lundi 24 janvier 2011
Oscar Dufrenne et son mystérieux marin
Ce 25 septembre 1933 vers minuit trente, le comptable du music-hall cinéma Le Palace toque à la porte du directeur de l'établissement. Pas de réponse. Il entre et aperçoit sur le sol un corps, caché sous une carpette. Il s'agit d'Oscar Dufrenne, cinquante-huit ans, assassiné dans son propre bureau vers 22 h 30. Blessé au crâne par dix-sept coups de queue de billard, le directeur est mort étouffé sous la carpette. Absorbé par le film qui était projeté ce soir-là, le public n'a vu ni entendu quoi que ce soit qui puisse aider les enquêteurs. Le lendemain, le tollé est énorme. Dufrenne, ce n'est pas n'importe qui dans le Paris d'alors. Ce prince de la nuit vibrionne aussi d'activités le jour : conseiller municipal radical-socialiste du 10e arrondissement, conseiller général du département de la Seine, président du Syndicat des directeurs de spectacles, arbitre au tribunal de commerce, mécène de diverses oeuvres de bienfaisance... « Sa joie était de se pencher sur les humbles et de leur faire oublier, autant que possible, les inégalités de fortune. Combien de malheureux n'a-t-il pas secourus? Combien d'artistes n'a-t-il pas soutenus et encouragés? Combien de misères n'a-t-il pas soulagées? », écrit (non sans malice si l'on sait lire entre les lignes) le journaliste chargé de sa nécrologie dans le N° 592 de La Semaine à Paris. Une sacrée réussite pour cet imprésario né à Lille dans un milieu modeste et qui, depuis 1914, avait su redonner de l'éclat à plusieurs grands établissements de la capitale : Le Concert Mayol, Le Casino de Paris, L'Empire et bien sûr Le Palace, « où marlous chics et hommes du monde voisinent tellement qu'on s'y tromperait ». L'Humanité décrit Dufrenne comme un « magnat du spectacle "bien français" », « grand exhibiteur de cuisses, exploiteur d’usines "à plaisir" et homme de gauche ». Bref, « comme disent les travailleurs dans leur langage direct : – il n’y a que chez les bourgeois qu’on voit des choses pareilles ». Ce « monde corrompu et jouisseur de la haute société bourgeoise » où Dufrenne « s’enfonce davantage dans le bourbier du vice » pour finalement périr « dans une ignoble rumeur de scandale, victime du crime le plus crapuleux, le plus abject, après avoir lui-même introduit l’individu équivoque qui devait le massacrer ».
Au lendemain du meurtre ce sont logiquement les réactions de compassion qui dominent. La victime est louée, son parcours mis en valeur. La foule présente devant le Palace n’était pas composée que de curieux attirés par le sang, mais aussi d’habitants du quartier et de familiers venus lui rendre hommage. Ses obsèques, religieuses, furent d’ailleurs le moment d’une communion passagère. Des représentants, entre autres, des métiers du spectacle, de l’Hôtel de ville, de la Préfecture de police ou du parti radical défilèrent en cortège derrière l’Harmonie du 10e arrondissement, suivie de chars fleuris appartenant aux différentes associations présidées par Dufrenne, jusqu’à l’église où furent célébrées la générosité du défunt et son action en faveur des plus démunis. Pour L’Humanité, on assista là au défilé de la « fine fleur des édiles bourgeoises » associé au «Tout-Paris des poules de luxe, des cabotins de la haute, des petits jeunes gens spéciaux [qui] ont formé un digne cortège à leur égal ou maître ». Les actualités cinématographiques s'attardent sur le visage éploré d'« un homme grisonnant, nez busqué, regard sombre ». C'est Henri Varna, de douze ans le cadet du défunt, dont il est l'associé et le compagnon en titre. Mayol raconte dans ses Mémoires, parues en 1929, que « c'est dans l'un des spectacles [montés par] Dufrenne, que débuta, d'abord comme acteur, ensuite comme auteur, un jeune garçon : Henri Varna, devenu [...] le bras droit de Dufrenne dans la plupart de ses opérations ». Mais pas dans toutes, car le couple Dufrenne-Varna est plutôt du genre libre. On sait notamment que le premier aime hanter les promenoirs, ces couloirs situés au fond de la salle qui constituent, comme dans tous les music-halls de l'époque, des lieux de chasse et de flirts plus ou moins poussés pour les amateurs de bagatelle tarifée ou non.
Au Palace s’était mise en place, dès la connaissance du meurtre, une véritable conspiration du silence de la part des proches de Dufrenne, soit que l’on voulût préserver « la mémoire du patron », soit que l’on désirât protéger sa propre réputation. Ses préférences sexuelles ne furent pas mentionnées aux policiers chargés de l’enquête, prévenus une heure après la découverte du corps. Les ouvreuses de l'établissement avouent seulement le lendemain matin avoir aperçu, trois jours avant le drame, un jeune homme habillé en marin. Il se tenait au promenoir et Dufrenne était venu le retrouver comme une vieille connaissance, l'emmenant dans son bureau pour lui laisser une invitation - ce « billet de faveur » qui allait conduire à la rencontre fatale... « Hier j’ai levé un beau marin et j’ai pensé à toi » aurait confié Dufrenne à l'artiste Lyjo. Et ce dernier de préciser lorsqu'il témoignera plus tard au procès de l'assassin présumé qu'« il ne pouvait s’agir que d’un marin véritable et non d’un démobilisé ou de fantaisie, ces deux dernières catégories ne pouvant nous intéresser ».
L'attitude du personnel et des proches coïncidait avec celle adoptée du vivant de Dufrenne, quand le personnel, conformément à ses instructions et pour lui permettre de « faire son choix », éteignait les veilleuses. Serge Nicolesco, le secrétaire particulier de Dufrenne, fut l’un des seuls à parler. Il faut dire que, ancien amant de Dufrenne, réputé instable (il l’aurait mordu lors d’une crise de jalousie), il faisait alors figure de principal suspect. Il était par ailleurs fort remonté contre le nouveau favori en titre, Jean Sablon, qu’il n’avait de cesse d’accabler. Cela lui permit d’établir quelques mises au point subtiles quant à la nature des relations entretenues par Dufrenne, et la manière dont celles-ci pouvaient être perçues. Il différenciait ainsi clairement ses liaisons durables du mode de vie « déréglé » qu’il affectait depuis quelque temps, caractérisé par « de mauvaises fréquentations » avec différents gigolos dans des boîtes de nuit de Paris ou de la Côte d’Azur. Il laissait d’ailleurs entendre qu’il aurait rompu avec Dufrenne à cause de sa « façon de s’afficher en public »: « Je n’avais nullement l’intention de m’exhiber en leur compagnie [Dufrenne et Sablon], et être ridiculisé ». Sablon, en retour, s’il raillait Nicolesco, jaloux, violent et et suicidaire, confirme du moins que Dufrenne et lui avaient pris du bon temps pendant les vacances, et décrit un véritable circuit organisé des lieux de plaisirs homosexuels de la Côte.
Il évoque également le caractère de Dufrenne et la manière dont celui-ci gérait certaines relations de passage ; victime d’une tentative de chantage, il aurait simplement mis le garçon à la porte, anecdote confirmée par Nicolesco: «mon patron était très fort, courageux, et ne se gênait nullement pour flanquer à la porte n’importe qui cherchant à l’intimider ou tentant de le faire chanter. Il raillait souvent Varna [son associé] à ce sujet, prétendant que ce dernier, dans un cas analogue, se laisserait frapper sans rien dire et donnerait tout son argent ». Dufrenne ne dédaignait pas pour autant les situations à risque : Nicolesco le surprit un jour «en conversation » avec un garçon dans son bureau, dans lequel avait été spécialement aménagé un lavabo, camouflé aux regards, pour ce genre d’occasions. Les rapports des Renseignements généraux confirment que « si la vie de M. Dufrenne n’était pas sans donner lieu à critiques il faisait preuve d’une certaine discrétion et d’autre part son action dans le domaine de la bienfaisance avait su lui assurer de nombreuses sympathies. » Il n’en était pas de même pour Henri Varna, sur lequel on recueillait des «anecdotes peu flatteuses en général». Il faut dire qu’il cumulait les transgressions de classe, de race et de genre : il aimait racoler ses partenaires sur les Grand Boulevards avant de les faire monter dans sa petite Delage pour les conduire dans sa propriété de Montmorency, il se plaisait à se travestir, vêtu d’une robe de pensionnat, genre «Demoiselle en Uniforme», et appréciait les ébats en plein air, non sans s’entourer de quelques précautions: « on l’a vu dernièrement se déculotter à une heure avancée de la nuit, rue de la Charbonnerie, et offrir sa personne à un algérien, pendant que ses gardes du corps, aux aguets, surveillaient les alentours ».
Si les proches renâclent à livrer des détails personnels, la vie privée du directeur du Palace est bien connue dans le milieu du spectacle et la presse s'en donne à coeur joie. On brode sur la scène du crime dont la nature sexuelle est immédiatement perceptible aux policiers. « La chemise et la flanelle sont relevées jusqu’aux seins ; le pantalon est ouvert, le caleçon est maintenu par un seul bouton, mettant à nu le ventre et les parties sexuelles. La main droite est repliée sur le ventre, la main gauche étendue sur le tapis ». L’autopsie du Dr Paul apporte des précisions supplémentaires : « Aucune lésion n’a été relevée au niveau des organes génitaux et de l’anus, non plus qu’aucune trace de sperme, ni dans la bouche, ni dans l’anus. Par contre, l’examen microscopique a décelé, dans une gouttelette blanchâtre prélevée à l’extrémité de la verge, la présence des éléments du sperme. De même, les constatations faites sur le caleçon, souillé de sperme au niveau de l’entrejambe, autorisent à penser que des actes érotiques ont accompagné la scène du meurtre ».
Très vite, coururent les plus folles rumeurs. La principale voulait que la fellation, à laquelle se livrait, pensait-on, Oscar Dufrenne, au moment du crime, ait mal tourné. Il aurait mordu la verge de son partenaire, qui aurait été transporté ensuite dans une clinique – juive – de Neuilly, une partie du gland arrachée, hypothèse entretenue par Léon Daudet. Ecoutez-moi, l'hebdomadaire de Marthe Hanau, y va de son commentaire : "Une infirmière pour enfants anormaux [...] au regard d'une fixité inquiétante et au système nerveux agité s'en vient déclarer à la police que l'assassin est un fils Malvy : preuve la mutilation caractéristique pour laquelle ce garçon serait venu se faire soigner dans une clinique. L'an dernier déjà, au moment du drame, la feuille à Daudet avait accusé le fils Malvy. Cette fois, il y a une nuance qui est une échappatoire. On met en cause un fils qui serait naturel, ce qui rend le contrôle difficile. Et, à la faveur de cette équivoque, on peut continuer à servir au lecteur une fable qui résiste aux démentis. M. Malvy fils a porté plainte en diffamation. Il reste à savoir dans combien de temps il obtiendra justice, et même s'il l'obtiendra : les juges ont souvent manqué de courage quand il s'agissait de frapper les gens de L'Action française..."
La police appréhende et interroge « un homme de trente cinq ans environs », désigné dans Le Petit Journal comme monsieur T., « dont le signalement correspond assez bien à celui du mystérieux marin, très connu dans les cercles spéciaux de Montmartre. Il habite dans le 9e arrondissement, mais n'a jamais appartenu à la Marine. Bien que ne possédant aucun métier bien défini - il prétend avoir hérité une assez belle fortune de sa mère, et par ailleurs "s'occuper d'affaires", - cet individu emploie un secrétaire, âgé de seize ans, auquel il donne des appointements mensuels de trois mille francs et qui répond au doux nom de Mésange. Cette particularité a fortement retenu l'attention des enquêteurs. En effet, on se souvient que certains témoins entendus dans les premiers jours qui suivirent le drame déclarèrent avoir aperçu le "marin", la veille du jour tragique, en compagnie d'un petit jeune homme de seize ans environ, aux allures singulières. Le secrétaire au gentil minois a, lui aussi, été amené dans les locaux de la rue des Saussaies et a dû répondre à un interrogatoire serré. » Mais le suspect, transfuge du music-hall, et son jeune secrétaire, sont très vite mis hors de cause... Les rumeurs vont bon train. Elles penchent un temps pour un journaliste ou un sportif de haut niveau. Rien n’attestait pourtant que l’assassin ait été blessé, encore moins grièvement. Nicolesco, le secrétaire de Dufrenne, avait appelé Malvy (dont Dufrenne était présenté comme «l’intime et le protégé ») immédiatement après la découverte du corps, ouvrant la voie aux hypothèses les plus folles. « La piste de la clinique », tout comme celle du sportif ou du journaliste furent suivies, sans aucun résultat, par les services de police, de même que celles de dizaines de marins ou prostitués, dénoncés par des particuliers, des indicateurs, ou les services de renseignement de la Marine. Malgré le procès intenté par Malvy contre L’Action française, la preuve apportée de l’alibi de l’un de ses fils, tandis que l’autre – le principal suspect – était décédé depuis plusieurs années (!), la rumeur enfla jusqu’à prendre des proportions inouïes. S’ajoutèrent un certain nombre de témoignages fantaisistes, qui, coïncidant avec l’arrestation de Laborie, bénéficièrent d’un maximum de publicité.
L’infirmière Lacroix, dont l’enquête révéla qu’il s’agissait bien d’une mythomane, ne fut pas avare des détails qu’elle distilla à la presse comme aux services de police. Elle écrivit également au père de Laborie pour l’assurer de l’innocence de son fils : «Votre fils a-t-il la verge coupée. Non, sûrement, et tandis que le coupable à [sic] la verge coupée par les dents de Dufrenne, puisqu’à l’autopsie on a trouvé le morceau dans la gorge de ce vieux cochon. » Elle aurait ainsi rencontré ce fameux « fils Malvy », surnommé selon elle « Georgette », dont la verge « était en effet sectionnée au-dessous du gland », mais il n’était pourtant pas le seul coupable : « Nicolesco qui participait à la scène d’orgie – il sodomisait M. Dufrenne pendant que celui-ci suçait la verge du fils Malvy – a aidé ce dernier à porter M. Dufrenne sur un divan et à recouvrir celui-ci de coussins dans le but de l’étouffer ». Cette hypothèse fut en partie confirmée par un autre « témoin », Raymond Perrier dit «Bobby », gigolo suicidaire réduit à la mendicité, mais qui avait le sens de la mise en scène. Non content de déposer, au lendemain de l’arrestation de Paul Laborie, une couronne sur la tombe de Dufrenne avec l’inscription «Au marin inconnu – Laborie innocent », il se lança ensuite dans une tournée de conférences, bientôt interdites, qui lui permirent d’exposer sa carrière d’« inverti professionnel », puisque c’est ainsi qu’il se présentait, sa soi-disant relation passée avec Dufrenne et les informations qu’il détenait sur le meurtre. Il « se déguisait en marin, habitait 77, avenue Simon-Bolivar chez une dame dont il avait orné les murs de la salle à manger de photos tendrement dédicacées par plusieurs personnages connus ». Dufrenne, qui l’aurait entretenu sur un grand pied pendant des mois, lui aurait parlé du marin – le fils Malvy, bien entendu – qu’il aurait lui-même croisé à plusieurs reprises dans le hall du Palace, notamment le soir du meurtre, commandité par Nicolesco. Ces « révélations » avaient beau ne reposer sur aucun fait réel, les « témoins » se contentant de broder à partir des éléments d’enquête parus dans la presse, elles contribuèrent à alimenter, dans l’atmosphère de corruption et de scandales à répétition qui était celle de la France des années 1933-1935, la croyance en une manipulation policière, au bénéfice de personnalités politiques de premier plan, vautrées dans le stupre et la perversion.
Les témoignages se contredisent et l'enquête s'enlise. Une partie du public s'amuse à traquer le coupable parmi quelques célébrités repérées comme efféminées, et les chansonniers y vont de leurs couplets satiriques. Car de « genre équivoque » ou de « sexe indéterminé », l’assassin de Dufrenne, puisqu’il a des pratiques homosexuelles, doit être efféminé. D’où l’ambiguïté du signalement du marin : initialement décrit par la police comme un jeune homme de 25 ans, vêtu en matelot, mesurant 1 m 75 environ, au teint pâle, aux cheveux bruns et au nez busqué, il se vit progressivement gratifié, par les témoins, ou par la presse, d’une « silhouette déhanchée » et d’un « regard féminin langoureux », tandis que d’autres insistaient sur son « cou de taureau » et sa « poitrine de bagnard ». Comme le remarquait ironiquement L’Oeuvre, alors que l’affaire piétinait : « ce phénomène qui tient à la fois du bovin, du rapace et de l’androgyne, ne peut manquer d’attirer l’attention des populations ». La police finit, grâce à un indicateur, par l'identifier : Paul Laborie, un marin démobilisé et «pédéraste professionnel», connu dans le milieu parisien sous le sobriquet de Paulo les belles dents.
« Beau jeune homme de 23 ans, [il] appartient à cette faune spéciale qui évolue dans divers bars louches de Montmartre et qui échappe, tant son activité coupable est diverse, à toute classification définie. » Mais l'homme a déjà fui à Barcelone, nouvelle capitale des plaisirs et sûr refuge pour les hors-la-loi. Dénoncé un an après les faits par une maîtresse jalouse, Laborie est arrêté puis extradé vers Paris. « De profil, avec ses traits nets, ses cheveux lustrés, et son menton volontaire, il ressemble au beau jeune homme sportif que les journaux de mode proposent à l’admiration de leurs lecteurs », même si « de face, il montre un visage inquiétant, asymétrique et boutonneux ». « Un visage [...] non seulement fatigué mais prématurément vieilli », lit-on ailleurs. C'est que « les années d’aventure et de débauche comptent double »... « Après avoir [...] reconnu qu'il avait été très intime avec le directeur du Palace, Laborie s'est repris ensuite, déclarant qu'il n'avait, jamais eu avec lui de relations suivies. » La presse retrace sa « vie de fils de famille perverti, s'adonnant à tous les vices et aux pires débauches, souteneur, pédéraste et trafiquant de drogues. Ses parents, établis pelletiers à Libourne, l'envoyèrent étudier à Paris. il logea d'abord dans une pension catholique de la rue des Petits-Carreaux d'où il passa dans un hôtel, partageant la chambre d'une prostituée dont il vivait. Ce sont ensuite des allées et venues entre Paris, Libourne, la Tunisie où il fait son service, la Havane, et l'Espagne.» Il est même « engagé pour tenir un rôle de souteneur dans une pièce jouée en mai ou juin 1934 » avant d'être arrêté pour trafic de stupéfiants par la police, qui « le laisse cependant filer en Espagne au bout de 15 jours. »
A l'automne 1935, s'ouvre le procès Laborie. « Sur quoi repose l'accusation ? D'abord sur le témoignage d'un autre inverti, "Alphonsine". Laborie déclare que ce dernier agit par vengeance, et jalousie. Un barman, Davidovitz, lié avec Dufrenne, déclare reconnaître en Paul Laborie le "marin" qu'il rencontra dans le promenoir du Palace le soir du crime. Mais ne confond-il pas ce "marin" avec un autre ? Le costume est, paraît-il, très demandé de ces messieurs de la haute noce. Laborie a des défenseurs, en particulier un dont il fut beaucoup parlé, "Bobby" qui cite un autre prénom comme étant celui de l'assassin. Paul Laborie est défendu par Maître Jean-Charles Legrand et c'est Maître Lévy Ouimann qui représente la soeur de la victime. » La presse souligne l'ambiance carnavalesque des débats, ponctués d'incidents tragi-comiques, et évoque «une atmosphère de boîte de nuit». Le compte-rendu de la première audience nous montre un « Laborie, immobile, [qui] écoute. Il semble indifférent. Parfois un sourire [lui] creuse les joues ». Car malgré les fortes présomptions qui pèsent sur lui, la fragilité des preuves, le soutien de ses amis, les déclarations théâtrales et souvent contradictoires des témoins conduiront à son acquittement.
Dans Le Populaire, Maurice Germain se demande si le meurtre de Dufrenne n’était pas inévitable, si même il n'était pas mérité : «Quand on reçoit un monde un peu mêlé, un vol de portefeuille ou même quelques horions sont un risque auquel on est souvent exposé, n’est-ce pas? ». C’est de cette logique que l’avocat général s’inspira lorsqu’il demanda pour Paul Laborie les circonstances atténuantes, du fait même des «moeurs de la victime » et de la « tentation qu’il offrait si imprudemment à d’abominables partenaires ». Une position soutenue par la majorité de la presse, quand bien même elle pensait Laborie coupable, car : « Laborie le valait [Dufrenne] et il valait Laborie ». Il y eut donc bien dans l’affaire, deux coupables: Dufrenne, « dont l’indicible perversité appela l’assassin, et Laborie qui a répondu, appâté, fasciné par sa proie elle-même ». Et on peut même lire dans L’Oeuvre que « l’incompétence des tribunaux créés par les hommes pour juger les hommes devrait aller jusqu’à l’ignorance d’un assassinat lorsque l’assassinat a lieu dans ce qu’on est convenu d’appeler "le milieu spécial" ».
Pour lui, le procès Dufrenne a valeur d’enseignement pour tous ceux qui partageraient ces goûts : « ce sport étrange [a] ses risques » et « les gens indécis que pourrait attirer une curiosité perverse vont être retenus par une prudence salutaire. Un coup de queue de billard sur le crâne est si vite donné et reçu, lorsqu’on a le dos tourné ». Qu'advint-il de Paulo les belles dents? Arrêté quelques mois plus tard pour un cambriolage en Gironde, il est condamné en novembre 1936 à dix ans de réclusion et dix ans d'interdiction de séjour.
sources :
http://parisobs.nouvelobs.com/hebdo/parution/p402_2295/articles/a386703-.html
http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RHMC_534_0128#no2
Au lendemain du meurtre ce sont logiquement les réactions de compassion qui dominent. La victime est louée, son parcours mis en valeur. La foule présente devant le Palace n’était pas composée que de curieux attirés par le sang, mais aussi d’habitants du quartier et de familiers venus lui rendre hommage. Ses obsèques, religieuses, furent d’ailleurs le moment d’une communion passagère. Des représentants, entre autres, des métiers du spectacle, de l’Hôtel de ville, de la Préfecture de police ou du parti radical défilèrent en cortège derrière l’Harmonie du 10e arrondissement, suivie de chars fleuris appartenant aux différentes associations présidées par Dufrenne, jusqu’à l’église où furent célébrées la générosité du défunt et son action en faveur des plus démunis. Pour L’Humanité, on assista là au défilé de la « fine fleur des édiles bourgeoises » associé au «Tout-Paris des poules de luxe, des cabotins de la haute, des petits jeunes gens spéciaux [qui] ont formé un digne cortège à leur égal ou maître ». Les actualités cinématographiques s'attardent sur le visage éploré d'« un homme grisonnant, nez busqué, regard sombre ». C'est Henri Varna, de douze ans le cadet du défunt, dont il est l'associé et le compagnon en titre. Mayol raconte dans ses Mémoires, parues en 1929, que « c'est dans l'un des spectacles [montés par] Dufrenne, que débuta, d'abord comme acteur, ensuite comme auteur, un jeune garçon : Henri Varna, devenu [...] le bras droit de Dufrenne dans la plupart de ses opérations ». Mais pas dans toutes, car le couple Dufrenne-Varna est plutôt du genre libre. On sait notamment que le premier aime hanter les promenoirs, ces couloirs situés au fond de la salle qui constituent, comme dans tous les music-halls de l'époque, des lieux de chasse et de flirts plus ou moins poussés pour les amateurs de bagatelle tarifée ou non.
Au Palace s’était mise en place, dès la connaissance du meurtre, une véritable conspiration du silence de la part des proches de Dufrenne, soit que l’on voulût préserver « la mémoire du patron », soit que l’on désirât protéger sa propre réputation. Ses préférences sexuelles ne furent pas mentionnées aux policiers chargés de l’enquête, prévenus une heure après la découverte du corps. Les ouvreuses de l'établissement avouent seulement le lendemain matin avoir aperçu, trois jours avant le drame, un jeune homme habillé en marin. Il se tenait au promenoir et Dufrenne était venu le retrouver comme une vieille connaissance, l'emmenant dans son bureau pour lui laisser une invitation - ce « billet de faveur » qui allait conduire à la rencontre fatale... « Hier j’ai levé un beau marin et j’ai pensé à toi » aurait confié Dufrenne à l'artiste Lyjo. Et ce dernier de préciser lorsqu'il témoignera plus tard au procès de l'assassin présumé qu'« il ne pouvait s’agir que d’un marin véritable et non d’un démobilisé ou de fantaisie, ces deux dernières catégories ne pouvant nous intéresser ».
L'attitude du personnel et des proches coïncidait avec celle adoptée du vivant de Dufrenne, quand le personnel, conformément à ses instructions et pour lui permettre de « faire son choix », éteignait les veilleuses. Serge Nicolesco, le secrétaire particulier de Dufrenne, fut l’un des seuls à parler. Il faut dire que, ancien amant de Dufrenne, réputé instable (il l’aurait mordu lors d’une crise de jalousie), il faisait alors figure de principal suspect. Il était par ailleurs fort remonté contre le nouveau favori en titre, Jean Sablon, qu’il n’avait de cesse d’accabler. Cela lui permit d’établir quelques mises au point subtiles quant à la nature des relations entretenues par Dufrenne, et la manière dont celles-ci pouvaient être perçues. Il différenciait ainsi clairement ses liaisons durables du mode de vie « déréglé » qu’il affectait depuis quelque temps, caractérisé par « de mauvaises fréquentations » avec différents gigolos dans des boîtes de nuit de Paris ou de la Côte d’Azur. Il laissait d’ailleurs entendre qu’il aurait rompu avec Dufrenne à cause de sa « façon de s’afficher en public »: « Je n’avais nullement l’intention de m’exhiber en leur compagnie [Dufrenne et Sablon], et être ridiculisé ». Sablon, en retour, s’il raillait Nicolesco, jaloux, violent et et suicidaire, confirme du moins que Dufrenne et lui avaient pris du bon temps pendant les vacances, et décrit un véritable circuit organisé des lieux de plaisirs homosexuels de la Côte.
Il évoque également le caractère de Dufrenne et la manière dont celui-ci gérait certaines relations de passage ; victime d’une tentative de chantage, il aurait simplement mis le garçon à la porte, anecdote confirmée par Nicolesco: «mon patron était très fort, courageux, et ne se gênait nullement pour flanquer à la porte n’importe qui cherchant à l’intimider ou tentant de le faire chanter. Il raillait souvent Varna [son associé] à ce sujet, prétendant que ce dernier, dans un cas analogue, se laisserait frapper sans rien dire et donnerait tout son argent ». Dufrenne ne dédaignait pas pour autant les situations à risque : Nicolesco le surprit un jour «en conversation » avec un garçon dans son bureau, dans lequel avait été spécialement aménagé un lavabo, camouflé aux regards, pour ce genre d’occasions. Les rapports des Renseignements généraux confirment que « si la vie de M. Dufrenne n’était pas sans donner lieu à critiques il faisait preuve d’une certaine discrétion et d’autre part son action dans le domaine de la bienfaisance avait su lui assurer de nombreuses sympathies. » Il n’en était pas de même pour Henri Varna, sur lequel on recueillait des «anecdotes peu flatteuses en général». Il faut dire qu’il cumulait les transgressions de classe, de race et de genre : il aimait racoler ses partenaires sur les Grand Boulevards avant de les faire monter dans sa petite Delage pour les conduire dans sa propriété de Montmorency, il se plaisait à se travestir, vêtu d’une robe de pensionnat, genre «Demoiselle en Uniforme», et appréciait les ébats en plein air, non sans s’entourer de quelques précautions: « on l’a vu dernièrement se déculotter à une heure avancée de la nuit, rue de la Charbonnerie, et offrir sa personne à un algérien, pendant que ses gardes du corps, aux aguets, surveillaient les alentours ».
Si les proches renâclent à livrer des détails personnels, la vie privée du directeur du Palace est bien connue dans le milieu du spectacle et la presse s'en donne à coeur joie. On brode sur la scène du crime dont la nature sexuelle est immédiatement perceptible aux policiers. « La chemise et la flanelle sont relevées jusqu’aux seins ; le pantalon est ouvert, le caleçon est maintenu par un seul bouton, mettant à nu le ventre et les parties sexuelles. La main droite est repliée sur le ventre, la main gauche étendue sur le tapis ». L’autopsie du Dr Paul apporte des précisions supplémentaires : « Aucune lésion n’a été relevée au niveau des organes génitaux et de l’anus, non plus qu’aucune trace de sperme, ni dans la bouche, ni dans l’anus. Par contre, l’examen microscopique a décelé, dans une gouttelette blanchâtre prélevée à l’extrémité de la verge, la présence des éléments du sperme. De même, les constatations faites sur le caleçon, souillé de sperme au niveau de l’entrejambe, autorisent à penser que des actes érotiques ont accompagné la scène du meurtre ».
Très vite, coururent les plus folles rumeurs. La principale voulait que la fellation, à laquelle se livrait, pensait-on, Oscar Dufrenne, au moment du crime, ait mal tourné. Il aurait mordu la verge de son partenaire, qui aurait été transporté ensuite dans une clinique – juive – de Neuilly, une partie du gland arrachée, hypothèse entretenue par Léon Daudet. Ecoutez-moi, l'hebdomadaire de Marthe Hanau, y va de son commentaire : "Une infirmière pour enfants anormaux [...] au regard d'une fixité inquiétante et au système nerveux agité s'en vient déclarer à la police que l'assassin est un fils Malvy : preuve la mutilation caractéristique pour laquelle ce garçon serait venu se faire soigner dans une clinique. L'an dernier déjà, au moment du drame, la feuille à Daudet avait accusé le fils Malvy. Cette fois, il y a une nuance qui est une échappatoire. On met en cause un fils qui serait naturel, ce qui rend le contrôle difficile. Et, à la faveur de cette équivoque, on peut continuer à servir au lecteur une fable qui résiste aux démentis. M. Malvy fils a porté plainte en diffamation. Il reste à savoir dans combien de temps il obtiendra justice, et même s'il l'obtiendra : les juges ont souvent manqué de courage quand il s'agissait de frapper les gens de L'Action française..."
La police appréhende et interroge « un homme de trente cinq ans environs », désigné dans Le Petit Journal comme monsieur T., « dont le signalement correspond assez bien à celui du mystérieux marin, très connu dans les cercles spéciaux de Montmartre. Il habite dans le 9e arrondissement, mais n'a jamais appartenu à la Marine. Bien que ne possédant aucun métier bien défini - il prétend avoir hérité une assez belle fortune de sa mère, et par ailleurs "s'occuper d'affaires", - cet individu emploie un secrétaire, âgé de seize ans, auquel il donne des appointements mensuels de trois mille francs et qui répond au doux nom de Mésange. Cette particularité a fortement retenu l'attention des enquêteurs. En effet, on se souvient que certains témoins entendus dans les premiers jours qui suivirent le drame déclarèrent avoir aperçu le "marin", la veille du jour tragique, en compagnie d'un petit jeune homme de seize ans environ, aux allures singulières. Le secrétaire au gentil minois a, lui aussi, été amené dans les locaux de la rue des Saussaies et a dû répondre à un interrogatoire serré. » Mais le suspect, transfuge du music-hall, et son jeune secrétaire, sont très vite mis hors de cause... Les rumeurs vont bon train. Elles penchent un temps pour un journaliste ou un sportif de haut niveau. Rien n’attestait pourtant que l’assassin ait été blessé, encore moins grièvement. Nicolesco, le secrétaire de Dufrenne, avait appelé Malvy (dont Dufrenne était présenté comme «l’intime et le protégé ») immédiatement après la découverte du corps, ouvrant la voie aux hypothèses les plus folles. « La piste de la clinique », tout comme celle du sportif ou du journaliste furent suivies, sans aucun résultat, par les services de police, de même que celles de dizaines de marins ou prostitués, dénoncés par des particuliers, des indicateurs, ou les services de renseignement de la Marine. Malgré le procès intenté par Malvy contre L’Action française, la preuve apportée de l’alibi de l’un de ses fils, tandis que l’autre – le principal suspect – était décédé depuis plusieurs années (!), la rumeur enfla jusqu’à prendre des proportions inouïes. S’ajoutèrent un certain nombre de témoignages fantaisistes, qui, coïncidant avec l’arrestation de Laborie, bénéficièrent d’un maximum de publicité.
L’infirmière Lacroix, dont l’enquête révéla qu’il s’agissait bien d’une mythomane, ne fut pas avare des détails qu’elle distilla à la presse comme aux services de police. Elle écrivit également au père de Laborie pour l’assurer de l’innocence de son fils : «Votre fils a-t-il la verge coupée. Non, sûrement, et tandis que le coupable à [sic] la verge coupée par les dents de Dufrenne, puisqu’à l’autopsie on a trouvé le morceau dans la gorge de ce vieux cochon. » Elle aurait ainsi rencontré ce fameux « fils Malvy », surnommé selon elle « Georgette », dont la verge « était en effet sectionnée au-dessous du gland », mais il n’était pourtant pas le seul coupable : « Nicolesco qui participait à la scène d’orgie – il sodomisait M. Dufrenne pendant que celui-ci suçait la verge du fils Malvy – a aidé ce dernier à porter M. Dufrenne sur un divan et à recouvrir celui-ci de coussins dans le but de l’étouffer ». Cette hypothèse fut en partie confirmée par un autre « témoin », Raymond Perrier dit «Bobby », gigolo suicidaire réduit à la mendicité, mais qui avait le sens de la mise en scène. Non content de déposer, au lendemain de l’arrestation de Paul Laborie, une couronne sur la tombe de Dufrenne avec l’inscription «Au marin inconnu – Laborie innocent », il se lança ensuite dans une tournée de conférences, bientôt interdites, qui lui permirent d’exposer sa carrière d’« inverti professionnel », puisque c’est ainsi qu’il se présentait, sa soi-disant relation passée avec Dufrenne et les informations qu’il détenait sur le meurtre. Il « se déguisait en marin, habitait 77, avenue Simon-Bolivar chez une dame dont il avait orné les murs de la salle à manger de photos tendrement dédicacées par plusieurs personnages connus ». Dufrenne, qui l’aurait entretenu sur un grand pied pendant des mois, lui aurait parlé du marin – le fils Malvy, bien entendu – qu’il aurait lui-même croisé à plusieurs reprises dans le hall du Palace, notamment le soir du meurtre, commandité par Nicolesco. Ces « révélations » avaient beau ne reposer sur aucun fait réel, les « témoins » se contentant de broder à partir des éléments d’enquête parus dans la presse, elles contribuèrent à alimenter, dans l’atmosphère de corruption et de scandales à répétition qui était celle de la France des années 1933-1935, la croyance en une manipulation policière, au bénéfice de personnalités politiques de premier plan, vautrées dans le stupre et la perversion.
Les témoignages se contredisent et l'enquête s'enlise. Une partie du public s'amuse à traquer le coupable parmi quelques célébrités repérées comme efféminées, et les chansonniers y vont de leurs couplets satiriques. Car de « genre équivoque » ou de « sexe indéterminé », l’assassin de Dufrenne, puisqu’il a des pratiques homosexuelles, doit être efféminé. D’où l’ambiguïté du signalement du marin : initialement décrit par la police comme un jeune homme de 25 ans, vêtu en matelot, mesurant 1 m 75 environ, au teint pâle, aux cheveux bruns et au nez busqué, il se vit progressivement gratifié, par les témoins, ou par la presse, d’une « silhouette déhanchée » et d’un « regard féminin langoureux », tandis que d’autres insistaient sur son « cou de taureau » et sa « poitrine de bagnard ». Comme le remarquait ironiquement L’Oeuvre, alors que l’affaire piétinait : « ce phénomène qui tient à la fois du bovin, du rapace et de l’androgyne, ne peut manquer d’attirer l’attention des populations ». La police finit, grâce à un indicateur, par l'identifier : Paul Laborie, un marin démobilisé et «pédéraste professionnel», connu dans le milieu parisien sous le sobriquet de Paulo les belles dents.
« Beau jeune homme de 23 ans, [il] appartient à cette faune spéciale qui évolue dans divers bars louches de Montmartre et qui échappe, tant son activité coupable est diverse, à toute classification définie. » Mais l'homme a déjà fui à Barcelone, nouvelle capitale des plaisirs et sûr refuge pour les hors-la-loi. Dénoncé un an après les faits par une maîtresse jalouse, Laborie est arrêté puis extradé vers Paris. « De profil, avec ses traits nets, ses cheveux lustrés, et son menton volontaire, il ressemble au beau jeune homme sportif que les journaux de mode proposent à l’admiration de leurs lecteurs », même si « de face, il montre un visage inquiétant, asymétrique et boutonneux ». « Un visage [...] non seulement fatigué mais prématurément vieilli », lit-on ailleurs. C'est que « les années d’aventure et de débauche comptent double »... « Après avoir [...] reconnu qu'il avait été très intime avec le directeur du Palace, Laborie s'est repris ensuite, déclarant qu'il n'avait, jamais eu avec lui de relations suivies. » La presse retrace sa « vie de fils de famille perverti, s'adonnant à tous les vices et aux pires débauches, souteneur, pédéraste et trafiquant de drogues. Ses parents, établis pelletiers à Libourne, l'envoyèrent étudier à Paris. il logea d'abord dans une pension catholique de la rue des Petits-Carreaux d'où il passa dans un hôtel, partageant la chambre d'une prostituée dont il vivait. Ce sont ensuite des allées et venues entre Paris, Libourne, la Tunisie où il fait son service, la Havane, et l'Espagne.» Il est même « engagé pour tenir un rôle de souteneur dans une pièce jouée en mai ou juin 1934 » avant d'être arrêté pour trafic de stupéfiants par la police, qui « le laisse cependant filer en Espagne au bout de 15 jours. »
A l'automne 1935, s'ouvre le procès Laborie. « Sur quoi repose l'accusation ? D'abord sur le témoignage d'un autre inverti, "Alphonsine". Laborie déclare que ce dernier agit par vengeance, et jalousie. Un barman, Davidovitz, lié avec Dufrenne, déclare reconnaître en Paul Laborie le "marin" qu'il rencontra dans le promenoir du Palace le soir du crime. Mais ne confond-il pas ce "marin" avec un autre ? Le costume est, paraît-il, très demandé de ces messieurs de la haute noce. Laborie a des défenseurs, en particulier un dont il fut beaucoup parlé, "Bobby" qui cite un autre prénom comme étant celui de l'assassin. Paul Laborie est défendu par Maître Jean-Charles Legrand et c'est Maître Lévy Ouimann qui représente la soeur de la victime. » La presse souligne l'ambiance carnavalesque des débats, ponctués d'incidents tragi-comiques, et évoque «une atmosphère de boîte de nuit». Le compte-rendu de la première audience nous montre un « Laborie, immobile, [qui] écoute. Il semble indifférent. Parfois un sourire [lui] creuse les joues ». Car malgré les fortes présomptions qui pèsent sur lui, la fragilité des preuves, le soutien de ses amis, les déclarations théâtrales et souvent contradictoires des témoins conduiront à son acquittement.
Dans Le Populaire, Maurice Germain se demande si le meurtre de Dufrenne n’était pas inévitable, si même il n'était pas mérité : «Quand on reçoit un monde un peu mêlé, un vol de portefeuille ou même quelques horions sont un risque auquel on est souvent exposé, n’est-ce pas? ». C’est de cette logique que l’avocat général s’inspira lorsqu’il demanda pour Paul Laborie les circonstances atténuantes, du fait même des «moeurs de la victime » et de la « tentation qu’il offrait si imprudemment à d’abominables partenaires ». Une position soutenue par la majorité de la presse, quand bien même elle pensait Laborie coupable, car : « Laborie le valait [Dufrenne] et il valait Laborie ». Il y eut donc bien dans l’affaire, deux coupables: Dufrenne, « dont l’indicible perversité appela l’assassin, et Laborie qui a répondu, appâté, fasciné par sa proie elle-même ». Et on peut même lire dans L’Oeuvre que « l’incompétence des tribunaux créés par les hommes pour juger les hommes devrait aller jusqu’à l’ignorance d’un assassinat lorsque l’assassinat a lieu dans ce qu’on est convenu d’appeler "le milieu spécial" ».
Pour lui, le procès Dufrenne a valeur d’enseignement pour tous ceux qui partageraient ces goûts : « ce sport étrange [a] ses risques » et « les gens indécis que pourrait attirer une curiosité perverse vont être retenus par une prudence salutaire. Un coup de queue de billard sur le crâne est si vite donné et reçu, lorsqu’on a le dos tourné ». Qu'advint-il de Paulo les belles dents? Arrêté quelques mois plus tard pour un cambriolage en Gironde, il est condamné en novembre 1936 à dix ans de réclusion et dix ans d'interdiction de séjour.
sources :
http://parisobs.nouvelobs.com/hebdo/parution/p402_2295/articles/a386703-.html
http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RHMC_534_0128#no2
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