lundi 24 janvier 2011

Oscar Dufrenne et son mystérieux marin

Ce 25 septembre 1933 vers minuit trente, le comptable du music-hall cinéma Le Palace toque à la porte du directeur de l'établissement. Pas de réponse. Il entre et aperçoit sur le sol un corps, caché sous une carpette. Il s'agit d'Oscar Dufrenne, cinquante-huit ans, assassiné dans son propre bureau vers 22 h 30. Blessé au crâne par dix-sept coups de queue de billard, le directeur est mort étouffé sous la carpette. Absorbé par le film qui était projeté ce soir-là, le public n'a vu ni entendu quoi que ce soit qui puisse aider les enquêteurs. Le lendemain, le tollé est énorme. Dufrenne, ce n'est pas n'importe qui dans le Paris d'alors. Ce prince de la nuit vibrionne aussi d'activités le jour : conseiller municipal radical-socialiste du 10e arrondissement, conseiller général du département de la Seine, président du Syndicat des directeurs de spectacles, arbitre au tribunal de commerce, mécène de diverses oeuvres de bienfaisance... « Sa joie était de se pencher sur les humbles et de leur faire oublier, autant que possible, les inégalités de fortune. Combien de malheureux n'a-t-il pas secourus? Combien d'artistes n'a-t-il pas soutenus et encouragés? Combien de misères n'a-t-il pas soulagées? », écrit (non sans malice si l'on sait lire entre les lignes) le journaliste chargé de sa nécrologie dans le N° 592 de La Semaine à Paris. Une sacrée réussite pour cet imprésario né à Lille dans un milieu modeste et qui, depuis 1914, avait su redonner de l'éclat à plusieurs grands établissements de la capitale : Le Concert Mayol, Le Casino de Paris, L'Empire et bien sûr Le Palace, « où marlous chics et hommes du monde voisinent tellement qu'on s'y tromperait ». L'Humanité décrit Dufrenne comme un « magnat du spectacle "bien français" », « grand exhibiteur de cuisses, exploiteur d’usines "à plaisir" et homme de gauche ». Bref, « comme disent les travailleurs dans leur langage direct : – il n’y a que chez les bourgeois qu’on voit des choses pareilles ». Ce « monde corrompu et jouisseur de la haute société bourgeoise » où Dufrenne « s’enfonce davantage dans le bourbier du vice » pour finalement périr « dans une ignoble rumeur de scandale, victime du crime le plus crapuleux, le plus abject, après avoir lui-même introduit l’individu équivoque qui devait le massacrer ».

Au lendemain du meurtre ce sont logiquement les réactions de compassion qui dominent. La victime est louée, son parcours mis en valeur. La foule présente devant le Palace n’était pas composée que de curieux attirés par le sang, mais aussi d’habitants du quartier et de familiers venus lui rendre hommage. Ses obsèques, religieuses, furent d’ailleurs le moment d’une communion passagère. Des représentants, entre autres, des métiers du spectacle, de l’Hôtel de ville, de la Préfecture de police ou du parti radical défilèrent en cortège derrière l’Harmonie du 10e arrondissement, suivie de chars fleuris appartenant aux différentes associations présidées par Dufrenne, jusqu’à l’église où furent célébrées la générosité du défunt et son action en faveur des plus démunis. Pour L’Humanité, on assista là au défilé de la « fine fleur des édiles bourgeoises » associé au «Tout-Paris des poules de luxe, des cabotins de la haute, des petits jeunes gens spéciaux [qui] ont formé un digne cortège à leur égal ou maître ». Les actualités cinématographiques s'attardent sur le visage éploré d'« un homme grisonnant, nez busqué, regard sombre ». C'est Henri Varna, de douze ans le cadet du défunt, dont il est l'associé et le compagnon en titre. Mayol raconte dans ses Mémoires, parues en 1929, que « c'est dans l'un des spectacles [montés par] Dufrenne, que débuta, d'abord comme acteur, ensuite comme auteur, un jeune garçon : Henri Varna, devenu [...] le bras droit de Dufrenne dans la plupart de ses opérations ». Mais pas dans toutes, car le couple Dufrenne-Varna est plutôt du genre libre. On sait notamment que le premier aime hanter les promenoirs, ces couloirs situés au fond de la salle qui constituent, comme dans tous les music-halls de l'époque, des lieux de chasse et de flirts plus ou moins poussés pour les amateurs de bagatelle tarifée ou non.

Au Palace s’était mise en place, dès la connaissance du meurtre, une véritable conspiration du silence de la part des proches de Dufrenne, soit que l’on voulût préserver « la mémoire du patron », soit que l’on désirât protéger sa propre réputation. Ses préférences sexuelles ne furent pas mentionnées aux policiers chargés de l’enquête, prévenus une heure après la découverte du corps. Les ouvreuses de l'établissement avouent seulement le lendemain matin avoir aperçu, trois jours avant le drame, un jeune homme habillé en marin. Il se tenait au promenoir et Dufrenne était venu le retrouver comme une vieille connaissance, l'emmenant dans son bureau pour lui laisser une invitation - ce « billet de faveur » qui allait conduire à la rencontre fatale... « Hier j’ai levé un beau marin et j’ai pensé à toi » aurait confié Dufrenne à l'artiste Lyjo. Et ce dernier de préciser lorsqu'il témoignera plus tard au procès de l'assassin présumé qu'« il ne pouvait s’agir que d’un marin véritable et non d’un démobilisé ou de fantaisie, ces deux dernières catégories ne pouvant nous intéresser ».

L'attitude du personnel et des proches coïncidait avec celle adoptée du vivant de Dufrenne, quand le personnel, conformément à ses instructions et pour lui permettre de « faire son choix », éteignait les veilleuses. Serge Nicolesco, le secrétaire particulier de Dufrenne, fut l’un des seuls à parler. Il faut dire que, ancien amant de Dufrenne, réputé instable (il l’aurait mordu lors d’une crise de jalousie), il faisait alors figure de principal suspect. Il était par ailleurs fort remonté contre le nouveau favori en titre, Jean Sablon, qu’il n’avait de cesse d’accabler. Cela lui permit d’établir quelques mises au point subtiles quant à la nature des relations entretenues par Dufrenne, et la manière dont celles-ci pouvaient être perçues. Il différenciait ainsi clairement ses liaisons durables du mode de vie « déréglé » qu’il affectait depuis quelque temps, caractérisé par « de mauvaises fréquentations » avec différents gigolos dans des boîtes de nuit de Paris ou de la Côte d’Azur. Il laissait d’ailleurs entendre qu’il aurait rompu avec Dufrenne à cause de sa « façon de s’afficher en public »: « Je n’avais nullement l’intention de m’exhiber en leur compagnie [Dufrenne et Sablon], et être ridiculisé ». Sablon, en retour, s’il raillait Nicolesco, jaloux, violent et et suicidaire, confirme du moins que Dufrenne et lui avaient pris du bon temps pendant les vacances, et décrit un véritable circuit organisé des lieux de plaisirs homosexuels de la Côte.

Il évoque également le caractère de Dufrenne et la manière dont celui-ci gérait certaines relations de passage ; victime d’une tentative de chantage, il aurait simplement mis le garçon à la porte, anecdote confirmée par Nicolesco: «mon patron était très fort, courageux, et ne se gênait nullement pour flanquer à la porte n’importe qui cherchant à l’intimider ou tentant de le faire chanter. Il raillait souvent Varna [son associé] à ce sujet, prétendant que ce dernier, dans un cas analogue, se laisserait frapper sans rien dire et donnerait tout son argent ». Dufrenne ne dédaignait pas pour autant les situations à risque : Nicolesco le surprit un jour «en conversation » avec un garçon dans son bureau, dans lequel avait été spécialement aménagé un lavabo, camouflé aux regards, pour ce genre d’occasions. Les rapports des Renseignements généraux confirment que « si la vie de M. Dufrenne n’était pas sans donner lieu à critiques il faisait preuve d’une certaine discrétion et d’autre part son action dans le domaine de la bienfaisance avait su lui assurer de nombreuses sympathies. » Il n’en était pas de même pour Henri Varna, sur lequel on recueillait des «anecdotes peu flatteuses en général». Il faut dire qu’il cumulait les transgressions de classe, de race et de genre : il aimait racoler ses partenaires sur les Grand Boulevards avant de les faire monter dans sa petite Delage pour les conduire dans sa propriété de Montmorency, il se plaisait à se travestir, vêtu d’une robe de pensionnat, genre «Demoiselle en Uniforme», et appréciait les ébats en plein air, non sans s’entourer de quelques précautions: « on l’a vu dernièrement se déculotter à une heure avancée de la nuit, rue de la Charbonnerie, et offrir sa personne à un algérien, pendant que ses gardes du corps, aux aguets, surveillaient les alentours ».

Si les proches renâclent à livrer des détails personnels, la vie privée du directeur du Palace est bien connue dans le milieu du spectacle et la presse s'en donne à coeur joie. On brode sur la scène du crime dont la nature sexuelle est immédiatement perceptible aux policiers. « La chemise et la flanelle sont relevées jusqu’aux seins ; le pantalon est ouvert, le caleçon est maintenu par un seul bouton, mettant à nu le ventre et les parties sexuelles. La main droite est repliée sur le ventre, la main gauche étendue sur le tapis ». L’autopsie du Dr Paul apporte des précisions supplémentaires : « Aucune lésion n’a été relevée au niveau des organes génitaux et de l’anus, non plus qu’aucune trace de sperme, ni dans la bouche, ni dans l’anus. Par contre, l’examen microscopique a décelé, dans une gouttelette blanchâtre prélevée à l’extrémité de la verge, la présence des éléments du sperme. De même, les constatations faites sur le caleçon, souillé de sperme au niveau de l’entrejambe, autorisent à penser que des actes érotiques ont accompagné la scène du meurtre ».

Très vite, coururent les plus folles rumeurs. La principale voulait que la fellation, à laquelle se livrait, pensait-on, Oscar Dufrenne, au moment du crime, ait mal tourné. Il aurait mordu la verge de son partenaire, qui aurait été transporté ensuite dans une clinique – juive – de Neuilly, une partie du gland arrachée, hypothèse entretenue par Léon Daudet. Ecoutez-moi, l'hebdomadaire de Marthe Hanau, y va de son commentaire : "Une infirmière pour enfants anormaux [...] au regard d'une fixité inquiétante et au système nerveux agité s'en vient déclarer à la police que l'assassin est un fils Malvy : preuve la mutilation caractéristique pour laquelle ce garçon serait venu se faire soigner dans une clinique. L'an dernier déjà, au moment du drame, la feuille à Daudet avait accusé le fils Malvy. Cette fois, il y a une nuance qui est une échappatoire. On met en cause un fils qui serait naturel, ce qui rend le contrôle difficile. Et, à la faveur de cette équivoque, on peut continuer à servir au lecteur une fable qui résiste aux démentis. M. Malvy fils a porté plainte en diffamation. Il reste à savoir dans combien de temps il obtiendra justice, et même s'il l'obtiendra : les juges ont souvent manqué de courage quand il s'agissait de frapper les gens de L'Action française..."

La police appréhende et interroge « un homme de trente cinq ans environs », désigné dans Le Petit Journal comme monsieur T., « dont le signalement correspond assez bien à celui du mystérieux marin, très connu dans les cercles spéciaux de Montmartre. Il habite dans le 9e arrondissement, mais n'a jamais appartenu à la Marine. Bien que ne possédant aucun métier bien défini - il prétend avoir hérité une assez belle fortune de sa mère, et par ailleurs "s'occuper d'affaires", - cet individu emploie un secrétaire, âgé de seize ans, auquel il donne des appointements mensuels de trois mille francs et qui répond au doux nom de Mésange. Cette particularité a fortement retenu l'attention des enquêteurs. En effet, on se souvient que certains témoins entendus dans les premiers jours qui suivirent le drame déclarèrent avoir aperçu le "marin", la veille du jour tragique, en compagnie d'un petit jeune homme de seize ans environ, aux allures singulières. Le secrétaire au gentil minois a, lui aussi, été amené dans les locaux de la rue des Saussaies et a dû répondre à un interrogatoire serré. » Mais le suspect, transfuge du music-hall, et son jeune secrétaire, sont très vite mis hors de cause... Les rumeurs vont bon train. Elles penchent un temps pour un journaliste ou un sportif de haut niveau. Rien n’attestait pourtant que l’assassin ait été blessé, encore moins grièvement. Nicolesco, le secrétaire de Dufrenne, avait appelé Malvy (dont Dufrenne était présenté comme «l’intime et le protégé ») immédiatement après la découverte du corps, ouvrant la voie aux hypothèses les plus folles. « La piste de la clinique », tout comme celle du sportif ou du journaliste furent suivies, sans aucun résultat, par les services de police, de même que celles de dizaines de marins ou prostitués, dénoncés par des particuliers, des indicateurs, ou les services de renseignement de la Marine. Malgré le procès intenté par Malvy contre L’Action française, la preuve apportée de l’alibi de l’un de ses fils, tandis que l’autre – le principal suspect – était décédé depuis plusieurs années (!), la rumeur enfla jusqu’à prendre des proportions inouïes. S’ajoutèrent un certain nombre de témoignages fantaisistes, qui, coïncidant avec l’arrestation de Laborie, bénéficièrent d’un maximum de publicité.

L’infirmière Lacroix, dont l’enquête révéla qu’il s’agissait bien d’une mythomane, ne fut pas avare des détails qu’elle distilla à la presse comme aux services de police. Elle écrivit également au père de Laborie pour l’assurer de l’innocence de son fils : «Votre fils a-t-il la verge coupée. Non, sûrement, et tandis que le coupable à [sic] la verge coupée par les dents de Dufrenne, puisqu’à l’autopsie on a trouvé le morceau dans la gorge de ce vieux cochon. » Elle aurait ainsi rencontré ce fameux « fils Malvy », surnommé selon elle « Georgette », dont la verge « était en effet sectionnée au-dessous du gland », mais il n’était pourtant pas le seul coupable : « Nicolesco qui participait à la scène d’orgie – il sodomisait M. Dufrenne pendant que celui-ci suçait la verge du fils Malvy – a aidé ce dernier à porter M. Dufrenne sur un divan et à recouvrir celui-ci de coussins dans le but de l’étouffer ». Cette hypothèse fut en partie confirmée par un autre « témoin », Raymond Perrier dit «Bobby », gigolo suicidaire réduit à la mendicité, mais qui avait le sens de la mise en scène. Non content de déposer, au lendemain de l’arrestation de Paul Laborie, une couronne sur la tombe de Dufrenne avec l’inscription «Au marin inconnu – Laborie innocent », il se lança ensuite dans une tournée de conférences, bientôt interdites, qui lui permirent d’exposer sa carrière d’« inverti professionnel », puisque c’est ainsi qu’il se présentait, sa soi-disant relation passée avec Dufrenne et les informations qu’il détenait sur le meurtre. Il « se déguisait en marin, habitait 77, avenue Simon-Bolivar chez une dame dont il avait orné les murs de la salle à manger de photos tendrement dédicacées par plusieurs personnages connus ». Dufrenne, qui l’aurait entretenu sur un grand pied pendant des mois, lui aurait parlé du marin – le fils Malvy, bien entendu – qu’il aurait lui-même croisé à plusieurs reprises dans le hall du Palace, notamment le soir du meurtre, commandité par Nicolesco. Ces « révélations » avaient beau ne reposer sur aucun fait réel, les « témoins » se contentant de broder à partir des éléments d’enquête parus dans la presse, elles contribuèrent à alimenter, dans l’atmosphère de corruption et de scandales à répétition qui était celle de la France des années 1933-1935, la croyance en une manipulation policière, au bénéfice de personnalités politiques de premier plan, vautrées dans le stupre et la perversion.

Les témoignages se contredisent et l'enquête s'enlise. Une partie du public s'amuse à traquer le coupable parmi quelques célébrités repérées comme efféminées, et les chansonniers y vont de leurs couplets satiriques. Car de « genre équivoque » ou de « sexe indéterminé », l’assassin de Dufrenne, puisqu’il a des pratiques homosexuelles, doit être efféminé. D’où l’ambiguïté du signalement du marin : initialement décrit par la police comme un jeune homme de 25 ans, vêtu en matelot, mesurant 1 m 75 environ, au teint pâle, aux cheveux bruns et au nez busqué, il se vit progressivement gratifié, par les témoins, ou par la presse, d’une « silhouette déhanchée » et d’un « regard féminin langoureux », tandis que d’autres insistaient sur son « cou de taureau » et sa « poitrine de bagnard ». Comme le remarquait ironiquement L’Oeuvre, alors que l’affaire piétinait : « ce phénomène qui tient à la fois du bovin, du rapace et de l’androgyne, ne peut manquer d’attirer l’attention des populations ». La police finit, grâce à un indicateur, par l'identifier : Paul Laborie, un marin démobilisé et «pédéraste professionnel», connu dans le milieu parisien sous le sobriquet de Paulo les belles dents.

« Beau jeune homme de 23 ans, [il] appartient à cette faune spéciale qui évolue dans divers bars louches de Montmartre et qui échappe, tant son activité coupable est diverse, à toute classification définie. » Mais l'homme a déjà fui à Barcelone, nouvelle capitale des plaisirs et sûr refuge pour les hors-la-loi. Dénoncé un an après les faits par une maîtresse jalouse, Laborie est arrêté puis extradé vers Paris. « De profil, avec ses traits nets, ses cheveux lustrés, et son menton volontaire, il ressemble au beau jeune homme sportif que les journaux de mode proposent à l’admiration de leurs lecteurs », même si « de face, il montre un visage inquiétant, asymétrique et boutonneux ». « Un visage [...] non seulement fatigué mais prématurément vieilli », lit-on ailleurs. C'est que « les années d’aventure et de débauche comptent double »... « Après avoir [...] reconnu qu'il avait été très intime avec le directeur du Palace, Laborie s'est repris ensuite, déclarant qu'il n'avait, jamais eu avec lui de relations suivies. » La presse retrace sa « vie de fils de famille perverti, s'adonnant à tous les vices et aux pires débauches, souteneur, pédéraste et trafiquant de drogues. Ses parents, établis pelletiers à Libourne, l'envoyèrent étudier à Paris. il logea d'abord dans une pension catholique de la rue des Petits-Carreaux d'où il passa dans un hôtel, partageant la chambre d'une prostituée dont il vivait. Ce sont ensuite des allées et venues entre Paris, Libourne, la Tunisie où il fait son service, la Havane, et l'Espagne.» Il est même « engagé pour tenir un rôle de souteneur dans une pièce jouée en mai ou juin 1934 » avant d'être arrêté pour trafic de stupéfiants par la police, qui « le laisse cependant filer en Espagne au bout de 15 jours. »

A l'automne 1935, s'ouvre le procès Laborie. « Sur quoi repose l'accusation ? D'abord sur le témoignage d'un autre inverti, "Alphonsine". Laborie déclare que ce dernier agit par vengeance, et jalousie. Un barman, Davidovitz, lié avec Dufrenne, déclare reconnaître en Paul Laborie le "marin" qu'il rencontra dans le promenoir du Palace le soir du crime. Mais ne confond-il pas ce "marin" avec un autre ? Le costume est, paraît-il, très demandé de ces messieurs de la haute noce. Laborie a des défenseurs, en particulier un dont il fut beaucoup parlé, "Bobby" qui cite un autre prénom comme étant celui de l'assassin. Paul Laborie est défendu par Maître Jean-Charles Legrand et c'est Maître Lévy Ouimann qui représente la soeur de la victime. » La presse souligne l'ambiance carnavalesque des débats, ponctués d'incidents tragi-comiques, et évoque «une atmosphère de boîte de nuit». Le compte-rendu de la première audience nous montre un « Laborie, immobile, [qui] écoute. Il semble indifférent. Parfois un sourire [lui] creuse les joues ». Car malgré les fortes présomptions qui pèsent sur lui, la fragilité des preuves, le soutien de ses amis, les déclarations théâtrales et souvent contradictoires des témoins conduiront à son acquittement.

Dans Le Populaire, Maurice Germain se demande si le meurtre de Dufrenne n’était pas inévitable, si même il n'était pas mérité : «Quand on reçoit un monde un peu mêlé, un vol de portefeuille ou même quelques horions sont un risque auquel on est souvent exposé, n’est-ce pas? ». C’est de cette logique que l’avocat général s’inspira lorsqu’il demanda pour Paul Laborie les circonstances atténuantes, du fait même des «moeurs de la victime » et de la « tentation qu’il offrait si imprudemment à d’abominables partenaires ». Une position soutenue par la majorité de la presse, quand bien même elle pensait Laborie coupable, car : « Laborie le valait [Dufrenne] et il valait Laborie ». Il y eut donc bien dans l’affaire, deux coupables: Dufrenne, « dont l’indicible perversité appela l’assassin, et Laborie qui a répondu, appâté, fasciné par sa proie elle-même ». Et on peut même lire dans L’Oeuvre que « l’incompétence des tribunaux créés par les hommes pour juger les hommes devrait aller jusqu’à l’ignorance d’un assassinat lorsque l’assassinat a lieu dans ce qu’on est convenu d’appeler "le milieu spécial" ».

Pour lui, le procès Dufrenne a valeur d’enseignement pour tous ceux qui partageraient ces goûts : « ce sport étrange [a] ses risques » et « les gens indécis que pourrait attirer une curiosité perverse vont être retenus par une prudence salutaire. Un coup de queue de billard sur le crâne est si vite donné et reçu, lorsqu’on a le dos tourné ». Qu'advint-il de Paulo les belles dents? Arrêté quelques mois plus tard pour un cambriolage en Gironde, il est condamné en novembre 1936 à dix ans de réclusion et dix ans d'interdiction de séjour.

sources :
http://parisobs.nouvelobs.com/hebdo/parution/p402_2295/articles/a386703-.html
http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RHMC_534_0128#no2

samedi 18 décembre 2010

La pédérastie en prison (1900)

"Le détenu est un esprit inventif, un débrouillard, jamais à court de moyens. [...] Il n'y a que l'amour naturel qui ne puisse s'acheter en prison... Baste ! le détenu n'est pas difficile. A défaut de femmes, il se rabat sur les gironds. Les actes immoraux se pratiquent à l'atelier, à la correspondance, dans la cage des escaliers, dans la cave au charbon, au réfectoire (pendant la lecture, les jours de mauvais temps), au dortoir, partout, en un mot, jusque dans l'église et les locaux affectés à l'administration. A l'atelier, la chose se passe derrière les marchandises et, surtout, dans les lieux d'aisances. En vérité, c'est au dortoir que gironds et pédés sont le plus à l'aise. Là, les surveillants sont des camarades. Et, sur cinq prévôts, de garde, à tour de rôle, il s'en trouve toujours de corruptibles. Souvent même, le prévôt est un amateur. Quand le prévôt n'inspire aucune confiance, les amis filent aux latrines. D'autres fois, le pédé s'entend avec le voisin du girond ; il lui cède son lit et prend le sien. Au moment propice, le couple jette une couverture à terre... On devine le reste: il arrive aussi qu'un mâle audacieux se glisse, à plat ventre, jusqu'au lit du môme. Mais cela ne va pas toujours comme sur des roulettes.

Mille petits incidents peuvent arrêter notre amoureux, au cours de son expédition nocturne : ici, c'est un maudit sabot, malencontreusement heurté, qui chahute ; là, c'est un bidon qui tombe et roule avec un bruit d'enfer. Cependant que le propriétaire s'éveille et pousse des cris d'orfraie, croyant qu'on en veut à ses poches, le prévôt s'amène et ordonne le silence. On s'expliquera, le lendemain, au prétoire. Bon gré, mal gré, quel qu'il soit, le détenu de garde, à la salle du repos, trompe la confiance de l'administration ; on y godaille avec la dernière impudence. L'important est de monter une frégate au docteur. On fait, de même, tout ce qu'on veut, au dortoir de la salle de discipline. Un pauvre diable, le n°3281 (berger, âgé de 17 ans, sans antécédents judiciaires, condamné pour attentat à la pudeur), y fut violé pendant la nuit du 17 au 18 juin 1899 : « Quatorze individus lui passèrent dessus. » Jugez de son état !

Comme sécurité, rien ne vaut les dortoirs cellulaires. Les prévôts y sont bien plus coulants que dans les dortoirs en commun, où certains condamnés « dorment éveillés » et se risquent parfois à moucharder les amis et leur complice. Et puis, les gardiens de ronde ne s'inquiètent guère de savoir si deux détenus sont couchés ensemble. Ils vont droit au contrôle, dans la hâte qu'ils ont de terminer leur corvée. Les dortoirs cellulaires sont d'anciens dortoirs en commun, à l'intérieur desquels ont été construites, à partir de 1897, pour la séparation de nuit, une série de petites cases, en briques, de 2 m. 01 de haut, sur 2 m. 29 de long et 1 m. 12 de large, grillagées, au-dessus et de face, avec des lamelles de fer feuillard. Néanmoins, à travers le toit de sa case, chaque condamné peut causer avec ses voisins. Mieux encore, dans certaines cellules adossées aux fenêtres, rien n'est plus facile que de se livrer à la masturbation réciproque.

Dans chaque moitié de dortoir, il existe deux rangées de cellules. Les portes s'ouvrent sur un couloir commun ; elles sont fermées au moyen d'une même tringle, aplatie, qui longe leur partie supérieure, et fait jouer, par l'intermédiaire d'un J à glissière, le pêne de la serrure. Au niveau de chaque ouverture, la tringle est munie d'une plaque de fer, en saillie. Celle-ci recouvre, quand la cellule est fermée, un taquet identique, vissé sur le battant de la porte. A la tringle, s'adapte un balancier qu'actionne une poignée-levier dont les gardiens seuls ont la clef. Du sens suivant lequel on le meut, dépend l'ouverture ou la fermeture des cellules.

Si ingénieux qu'il paraisse, tout ce mécanisme n'empêche pas les pensionnaires de se rendre visite. Pour ouvrir une cellule, les prévôts relèvent la tringle et écartent les taquets. En pressant, avec la pointe d'un couteau, sur la gâche de la serrure, la porte tourne sur ses gonds. Le voisinage du balancier réduit-il à néant le fléchissement de la tringle, ils enlèvent l'une des deux vis qui immobilisent le taquet de la porte ; ils impriment à ce taquet un mouvement de rotation et le tour est joué. Supposez, maintenant, que les vis de la plaque de fermeture soient martelées, en dedans, et qu'on empêche le fléchissement de la tringle, en fixant, au-dessus d'elle, de loin en loin, un galet, mobile sur un rivet ? le prévôt ne pourra plus remplir le rôle de portier. Mais alors, c'est à la serrure du levier qu'il s'attaquera. Un simple crochet permet d'agir efficacement sur elle. Aussi, l'administration locale pense-t-elle qu'il faut s'adresser à Fichet. Peine inutile ! Fichet lui-même sera vaincu.

Il s'est fondé, en 1895, dans la maison centrale de Nîmes, une société, dite des « pédérastes actifs ». Cette société compte vingt membres, dont un président, un trésorier et un secrétaire. Quand une vacance se produit, le bureau s'enquiert de la valeur morale des candidats. Dès le jour de l'admission, le récipiendaire verse, entre les mains du trésorier, une cotisation en tabac, cantine, linge, etc. Les dons et cotisations servent à secourir les pédés malheureux ou punis, à acheter le silence des prévôts, à tenter la cupidité des gamins. Chaque sociétaire doit fournir tous renseignements utiles sur les gironds de son atelier. Il se conforme, pour les cadeaux, aux tarifs en vigueur, et prévient ses confrères, s'il sait une de ces dames atteinte de maladie contagieuse. La société étant en rapport constant avec les portes, il en résulte force avantages dont les membres seuls ont le droit de jouir. Le président (solide gars, puni de la prison pour « vol qualifié ») ne manque pas d'intelligence.

Pendant la nuit du 25 au 26 juillet 1897, il fut prévôt, voici comment : A cette époque, les ouvriers de l'atelier de sculpture de pipes couchaient dans le même dortoir (11 bis) que les jeunes gens connus pour s'adonner à la pédérastie. Parmi ces ouvriers, se trouvait un nommé M..., batailleur de premier ordre, toujours prêt à se colleter. Le prévôt-chef, ayant eu la malencontreuse idée de lui chercher querelle, reçut une magistrale distribution. Au bruit de la lutte, le gardien-chef accourut et fit mettre en cellule les deux combattants et les quatre prévôts qui n'avaient pas prêté main-forte à leur collègue. Puis, avisant Ar..., le plus ancien détenu, il lui commit les fonctions de surveillant. Le chef parti, Ar... demanda un instant de silence. Tout le monde, aussitôt, de s'enfoncer hypocritement sous les couvertures, si bien qu'à dix heures on ronflait ferme, au passage des gardiens. Alors notre prévôt plaça un factionnaire à l'entrée du dortoir et, baissant le gaz, il clama : « Amusez-vous, les enfants ! je vous donne pleine carrière. » On cria, en choeur : « Vive le pédé. » Et chacun d'aller trouver sa mie.

Tantôt on entendait des soupirs, des petits cris étouffés, tantôt le bruit du briquet que l'on battait pour allumer une sibiche. A minuit, le gaz fut rallumé, on se tint coi. Mais une fois la ronde passée (la première ronde passe entre 8 heures et demie et 9 heures ; la deuxième et la troisième, vers minuit et trois heures du matin), la séance recommença de plus belle. Le trésorier avait été condamné pour « vol qualifié ». Comme prévôt-chef, il jouissait de la confiance de l'administration. C'était un homme pondéré, même en amour, et « Cerisette », sa maîtresse, affirme qu'il fut toujours un ami fidèle. Bien au contraire du trésorier, « l'aimable » président, lui, pratiquait l'indépendance du coeur, avec une admirable désinvolture. Toutes les dames de céans en étaient coiffées. Quant au secrétaire (receleur, au dehors ; comptable, en prison), il aimait ainsi que son chef de file, à butiner un peu partout. Parmi les membres de la société, on rencontre : 9 voleurs, 2 escrocs, 2 faux monnayeurs, 2 violateurs, 1 meurtrier, 1 condamné pour coups et blessures. Ce sont des récidivistes, rusés compères et joyeux drilles, debout dans l'âge (planche 121). Entre eux, pas de jalousie ; ils ne pratiquent le coït anal que faute de mieux.

Lisez plutôt ces vers de l'un des sociétaires :

L'AMOUR DES PETITS OISEAUX

Tandis que l'aurore charmante
Perçait à travers les barreaux,
J'ai vu, moi qui n'ai plus d'amants,
Se becqueter deux passereaux.

Sur le toit, près de la fenêtre,
Ils se caressaient gentiment,
Et l'amour, dans leur petit être,
Mettait tout son tressaillement.

Car les oiseaux, mignonnes âmes
Qui vont dans les nids se poser,
Sont des hommes et sont des femmes
Pour l'ivresse et pour le baiser.

Très heureux, n'ayant pour fortune
Qu'un abri sous ce toit profond,
Ils faisaient, sans malice aucune,
Tout ce que les gens libres font.

Et, dans la rosée claire et verte
Qui tombe du ciel, en été,
Nos amoureux, l'aile entr'ouverle,
Goûtaient le plaisir souhaité.

Avec des haussements de queue,
Ils rapprochaient, joyeusement,
Leurs plumes, qui paraissaient bleues
A force de rayonnements.

0 saintes choses défendues !
Ils se trémoussaient de plaisir,
Leurs pattes, grises, détendues
DansTapaisemenl du désir.

Puis, émerveillés d'être ensemble,
Us joignaient, encore une fois,
Leur joli petit corps qui tremble
Comme la fougère des bois.

Hanté par la saison nouvelle,
Le mâle, un paillard effronté,
Tourbillonnait sur la femelle,
Espoir de sa paternité.

L'oiselle, à peine effarouchée,
Fuyant, et, pourtant, se livrant,
Se tenait, un instant, penchée
Sous son superbe conquérant.

Thermidor leur faisait l'aumône
D'un plan d'horizon tout vermeil,
Et je regardais leur bec jaune
S'entremêler dans du soleil.

L'air chantonnait dans l'aube claire ;
La brise, au loin, ridait les eaux.
Ah ! bourreaux, quand pourrai-je faire
Ce que font les petits oiseaux ?

Dans la détention, grand est le nombre de leurs collègues en pédérastie active. Mais comme, là où il n'y a pas de femmes, il n'y a pas d'amour, les condamnés se moquent des camarades qui affichent des sentiments, par trop tendres, à l'égard des demoiselles en pantalon. Vienne la libération ! l'amour naturel reprend tous ses droits. La pédérastie par goût compte peu de partisans. Sitôt qu'ils apprennent, par la renommée, la venue d'un volaillon, les véritables amateurs épient toutes les occasions d'offrir leurs services au gamin. Chez eux, une simple pression de main détermine un frémissement lubrique. Aussi bien, ils n'éprouvent que répugnance pour l'amour naturel dont la femme, avec ses grâces et ses faiblesses, est le symbole. Ce sont de vieux débauchés qui tombent, tous plaisirs usés, dans les abominations de Sodome, cherchant à galvaniser, ainsi, leur sens génital affaibli ou éteint.

Au dire de l'un d'eux : La sensation que produit l'acte est fort agréable, lorsque le girond est, lui aussi, en érection. La verge est serrée fortement; puis, au moment psychologique, les contractions spasmodiques du sphincter accélèrent la jouissance. Et, si on saisit, à pleine main, le pénis du gosse, il semble que l'on se prolonge. Quand la verge du passif est flasque, ce qui arrive généralement, l'acte étant consenti par intérêt, plutôt que par passion, alors ce n'est plus ça. Pour avoir beaucoup de bonheur, il faut que le plaisir soit partagé. Les malheureux ! s'ils savaient jusqu'où peut aller la déchéance ! « A la longue, l'aptitude à la pédérastie active se paralysant à son tour, ils se livrent à la pédérastie passive qui peut faire momentanément recouvrer le rôle actif, ou constitue une compensation, et enfin à l'onanisme buccal, dernier terme de la dépravation, fin de toute puissance génésique ». Il paraît que l'intromission est plus difficile qu'on ne pense et qu'un girond reconnaît, tout de suite, s'il a affaire à un habitué ou à un novice. Dans son expédition avec « Nina », le « coureur » du greffe n'a jamais pu y arriver. « Nina » a montré, par une pantomime très expressive au moyen de l'index qui ployait devant son autre main fermée que le « coureur » avait fléchi.

[...] Sur 859 condamnés, 59 sont des prostitués, reconnus comme tels sans contestation aucune (6,86 %). A cette liste, le président de la société des pédérastes a ajouté 24 noms. Désireux de rester dans les limites de la certitude absolue, je ne m'occuperai que des premiers.

On rencontre :

1- Au point de vue de la pratique :
Passifs : 36 soit 61,01 %
Passifs et actifs (soupières) : 11 soit 18,64 %
Adonnés à l'onanisme buccal : 12 soit 20,33 %

Parmi les passifs, au premier rang, brille un jeune Italien [planche 45 du tome I : le portrait de Nina par un admirateur, accompagné du commentaire rimé suivant : "Je suis Nina la gigolette/ la plus belle de la maison/Et de moi plus d'une fillette/serait jalouse avec raison/Mes qualités sont anonymes/Si vous n'êtes pas convaincu/Venez à la prison de Nîmes/Et je vous montrerai mon C."], ancien chasseur dans un café à Gênes. Amené à Monaco par un client qui l'y abandonna, il fit la connaissance d'un nommé G... (planche 123), dont il partagea le lit. Il attirait les amateurs dans les endroits écartés, et leur vidait les poches, pendant que G... leur serrait le kiki. A la libération, son rêve est d'aller cascader, à Paris. Toutes les saletés que comporte la pédérastie, élevée au rang d'une profession, lui sont familières. Nina, comme on l'appelle, est assurément « la plus belle de la maison ». Il n'a que dix-sept ans et se trouve un peu en retard pour sa formation corporelle. Sa bouche est petite, ses yeux bien fendus, sou visage régulier. Nul ne possède un sourire plus canaille. « Malheureusement, les hanches lui font défaut. » Ce qu'il regrette de ne pas être fillette ! En se laissant aimer, aussi souvent que cela se peut, le temps passe vite : « l'intrigue distrait, et c'est si bon le plaisir défendu ! ». Mise à la salle de discipline, « Nina » griffonnait à un de ses adorateurs : « J'en viens folle de ta binette. Elle est blanchette et rougette. Je m'en suis fait plusieurs d'hommes. Non, non, crois-le, je n'ai jamais ressenti un bonheur plus grand qu'avec toi, car si tu savais comme tu caresses bien... J'espère ta visite prochainement. »

2- Au point de vue de la nationalité :
Français : 51 soit 86,44 %
Arabes : 1 soit 1,69 %
Italiens : 5 soit 8,47 %
Suisses : 1 soit 1,69 %
Espagnols : 1 soit 1,69 %

« L'Andalouse » est réputée tante de marque. Imaginez-vous un affreux personnage, âgé de trente ans, au corps velu, voûté, d'une maigreur effrayante, surmonté d'une tête de singe. On le dit passionné et rageur. A la moindre contrariété, il menace ses amis du couteau.

3- Au point de vue de l'âge :
De 16 à 20 ans : 29 soit 49,15 %
De 20 à 25 : 18 soit 30,80 %
De 25 à 30 : 5 soit 8,47 %
De 30 à 40 : 4 soit 6,77 %
De 40 ans et plus 3 " 5,08 %

Agés de 42, 49 et 66 ans, les trois derniers - un charpentier condamné pour attentat à la pudeur, un limonadier ayant reçu l'instruction primaire et un faux monnayeur - pratiquent volontiers la succion pénienne.

4- Au point de vue du degré d'instruction :
Illettrés : 7 soit 11,86 %
Sachant lire : 4 soit 6,77 %
Sachant lire et écrire : 33 soit 55,93 %
Sachant lire, écrire et calculer : 11 soit 18,64 %
Ayant reçu l'instruction primaire : 4 soit 6,77 %

A signaler, parmi les derniers, deux inséparables soupières : un « capitaine de voleurs » - jeune homme possédant une bonne instruction - et un petit voyou du même âge, condamné comme lui pour vol qualifié. C'était un ménage modèle. Quand l'un était puni, l'autre refusait le travail. Ils ne se quittaient pas. B... fut libéré le premier et jura à D... qu'il viendrait l'attendre. Celui-ci fut tellement affecté du départ de son partenaire, qu'il en perdit le boire et le manger. Il dépérissait à vue d'oeil et dut passer à l'infirmerie les quelques mois qu'il lui restait à faire. Pour son malheur, le jour de sa libération, B... se trouva devant la porte de la prison. Le couple ne tarda pas à avoir maille à partir avec la justice. On dit que la cour d'assises de la Haute-Loire vient de condamner ces deux individus, à la réclusion, pour « vols qualifiés ».

5- Au point de vue de la profession :

20 cultivateurs, domestiques, etc., 5 coiffeurs, 3 marchands ambulants, 3 serruriers, 2 boulangers, 2 pêcheurs, 1 cordonnier, 1 bijoutier, 1 tuilier, 1 mercier, 1 scieur de long, 1 galochier, 1 maçon, 1 garçon de café, 1 mineur, 1 limonadier, 1 charpentier, 1 berger, 1 tailleur, 1 chaisier, et 10 individus sans profession, au nombre desquels figure un Ardéchois, âgé de dix-huit ans, condamné pour vol qualifié très connu à Lyon et à Marseille sous le nom de « la Duchesse ».

Depuis sa première jeunesse, il prostitue son corps au plus offrant. Un fabricant de papiers l'entretint et l'affubla d'une livrée rouge et bleue, le donnant pour son groom. A la suite de plusieurs larcins, il fut congédié. Des trimards le menèrent à Lyon. L'un d'eux, souteneur de bas étage, le dressa à la retape. Enfin, las de recevoir des coups, le girond vint à Marseille, où, d'après ses confrères, il se choisit comme boudoir un water-closet. Dans l'établissement, il a essayé de coucher avec « Nina ». « J'ai que toi à la bonne, lui écrivait-il. Tu me dis que j'en est deux. C'est parce que je suis l'amie à la Gabrielle. Je suis forcé d'être sien, parce que je l'ai connu dehors. Je n'aime que toi... Je t'envoie un bon patin au fond de la bouche, jusque nous ferons autre chose. » Si gentille que fût « la Duchesse », « Nina » n'entendait pas de cette oreille. « La Duchesse » insista : « Je ne sais à quoi m'en tenir. Tu me dis oui ; tu me dis non. J'ignore si tu m'as à la bonne. Je voudrais bien faire des petites affaires avec toi. Je t'aime beaucoup. Si je te plaît, dis oui. Si je te plai pas, di non ; soi sérieux. »
« Nina » ayant catégoriquement refusé, notre Ardéchois jeta son dévolu sur le « coureur » du greffe, auquel il adressa le poulet suivant : « Mon très cher amie, je regrette beaucoup de ne pouvoir te parler librement. Je me suis aperçu que, quand je passe à côté de toi, tu me faisais risette. Je désirerais vivement te connaître. Moi et la petite Nina, nous sommes bons camarades. C'est pour ça que je le charge de mes commissions, parce qu'il est très sérieux. » Or, le « coureur » tapa dans l'oeil du commissionnaire. Et, le jour de l'Ascension, à midi précis, en l'an 1899, l'adoré descendit dans la cour, un papier à la main, appeler « Nina », comme si on la réclamait au greffe. Un gardien les suivit, à pas de loup, et les surprit dans une posture qui n'admettait pas la moindre contestation! La punition infligée fut trente jours de salle de discipline.

6- Au point de vue des crimes et délits :
Vol simple : 24 soit 40,67 %
Vol qualifié : 21 soit 35,59 %
Abus de confiance : 1 soit 1,69 %
Fausse monnaie : 3 soit 5,08 %
Attentats à la pudeur : 5 soit 8,47 %
Coups et blessures, rébellion : 2 soit 3,38 %
Meurtre : 2 soit 3,38 %
Empoisonnement : 1 soit 1,69 %

L'individu, condamné pour « abus de confiance », était âgé de trente ans. Il avait la passion de pédérer ses amis et de les sucer ensuite. Il fut successivement prévôt-chef et comptable général. Jamais on ne vit détenu plus orgueilleux. Il avait l'intime conviction que la Centrale ne pouvait marcher sans lui. Les jobards le croyaient « enseigne de vaisseau ». Le pauvre! il n'était que crieur sur le bateau qui va de Marseille au château d'If.

7- Au point de vue du nombre de condamnations :
Récidivistes : 46 soit 77,96 %
Sans condamnation antérieure : 13 soit 22,03 %

Voici un gamin, écroué de la veille et pour la première fois. Classé comme un colis dans un atelier, sans argent, sans soutien, inexpérimenté, au milieu de gens de sac et de corde, étrangers pour la plupart à tout sentiment de pitié, il est forcément une proie facile. Ceux qui ont le plus d'autorité, comme intelligence ou comme force brutale, essaient de l'accaparer. Le petit est choyé, caressé ; la cantine lui est gracieusement offerte. On lui donne du tabac, du linge, etc. Intrigué, il se demande à quoi rime tout cela. Bientôt, des allusions libertines, des sous-entendus libidineux lui font entrevoir une partie de la vérité ; mais il se rassure, en se voyant enfermé, le soir, dans une petite cellule. Quelle n'est pas sa stupéfaction de sentir, une belle nuit, un de ses admirateurs se glisser dans son lit ! Il veut protester, crier. La persuasion, la menace, la reconnaissance des services rendus amollissent sa résistance; il cède et se tait. Désormais, il est perdu. Heureux encore, si, dans son séducteur, il a rencontré un homme qui le fasse respecter et ne l'abandonne pas. Mais, le plus souvent, il est traité comme un objet d'utilité publique. Tous les soirs, les amateurs se succèdent. L'odeur du coït met en rut la vile tourbe des pédérastes, et l'infortuné jeune homme est obligé, sous peine d'être maltraité, de subir les volontés et les brutalités de ses codétenus. Qu'arrive-t-il ? Peu à peu, il accepte son rôle de « femme », il devient même provocateur. Et, c'est ainsi que cet imberbe - presque un enfant - que la prison devait corriger, se transforme, sous les assauts réitérés de ces mâles assoiffés de luxure, en une infecte catin qui n'a de l'homme que le nom.

8- Au point de vue de la population :
Urbains : 42 soit 71,18 %
Ruraux : 17 soit 28,81 %

Un rural, gentil garçon de dix-neuf ans surnommé « Zoizeau », réalise le type rêvé par les pédérastes : il est petit de taille, brun, glabre, le teint mat, avec de grands yeux ombragés de longs cils, cet adolescent fut bientôt un des gironds le plus à la mode. « Quelques semaines après mon incarcération, raconte un sociétaire, il me tomba sous les yeux. N'étant pas de son atelier, je me contentai de le regarder de loin. Une punition de salle de discipline nous fit faire connaissance. Nous marchions l'un derrière l'autre. Son bon appétit me frappa. Or, « Zoizeau » ne recevait aucun secours
de la détention, cependant que mes collègues me comblaient de douceurs par l'intermédiaire du prévôt. Au dortoir, je lui vidai le fond de mon sac. « Sans trop d'hésitation, il accepta mes services. Dès ce jour, il appartint à tous ceux qui voulurent l'aimer. D'un caractère soumis, il ne savait pas ou n'osait point refuser. »

9- Au point de vue du tatouage :
Tatoués : 33 soit 55,93 %
Non tatoués : 26 soit 44,06 %

Une femme en pied, une M et une pensée avaient été tatouées sur le bras d'un coiffeur, âgé de vingt ans, qu'on appelait « Marcelle ». « Quand l'occasion se présentait, « Marcelle » passait la main dans la poche de votre pantalon, tout naturellement, sans avoir l'air de rien. » La phtisie l'emporta. Quel que soit l'emblème (botte, ancre, croix de cimetière, bague, médaillon ou étoile), un tatouage sur la verge est un signe de pédérastie. Les cinq individus tatoués sur cette région sont des récidivistes : 1 a été condamné deux fois, 2 quatre fois, 1 cinq fois et 1 sept fois.

10- Au point de vue du visage :
Ovale : 42 soit 71,18 %
Allongé : soit 2 3,38 %
En losange : 9 soit 13,25 %
Large : 3 soit 3,08 %
Arrondi : 3 soit 5,08 %

Il a un visage ovale, des yeux langoureux et une physionomie douce, le polisson, désigné sous le nom de « la Lyonnaise ». Timide, le jour, « il paillardait ferme, la nuit, et professait un certain mépris pour ceux qui étaient mal montés. ». Quoiqu'il ne se donne pas pour rien, il ne demande point d'étrennes, mais il laisse comprendre, en faisant le câlin, les besoins qu'il a. Il ne parle de lui qu'au féminin.

1- Au point de vue du front :
Inclinaison intermédiaire : 39 soit 66,10 %
Inclinaison verticale : 15 soit 25,42 %
Inclinaison fuyante : 5 soit 8,47 %

« Georgette » est un grand diable de vingt-cinq ans, au front fuyant, à la démarche saccadée. Son regard baissé va droit à la braguette de ses codétenus. Ceux-ci s'accordent à lui reconnaître un talent remarquable. Traité, à l'infirmerie, pour une fièvre muqueuse, il racola dès sa convalescence, prétendant que l'opération lui serait plus salutaire que toutes les ordonnances du toubi. « Il ne fait pas ça pour l'argent, mais pour le plaisir » ; et lorsque l'actif est un besogneux, il lui offre une bonne ration de cantine, car « un affamé n'est point en état de se bien conduire ».

12- Au point de vue du nez :
Base horizontale : 34 soit 37,62 %
Base relevée : 25 soit 42,37 %

Fortement retroussé est le nez de « la Négresse ». Faute de clientèle dans la vie libre, cet homme âgé de vingt-sept ans réintègre joyeusement la maison - au moyen du vol - certain d'y trouver des actifs que n'effarouchent pas une barbe hirsute, une tignasse poisseuse et une poire passablement blette. Bien entendu, avec « la Négresse », c'est gratis. S'il en était autrement, personne ne consentirait à marcher.

13- Au point de vue de la bouche :
Petite : 9 soit 15,25 %
Grande : 2 soit 3,38 %
Moyenne : 48 soit 81,35 %

A coins abaissés : 4 soit 6,77 %
A coins : 6 soit 10,16 %
Rectiligne : 49 soit 83,05 %

Bée : 5 soit 8,47 %
Pincée : 4 soit 6,77 %
Ouverture intermédiaire : 50 soit 84,74 %

A noter, chez 4 de ces individus, des lèvres épaisses. Dans un cas, la lèvre supérieure est retroussée ; dans un autre, l'inférieure est pendante. Ce dernier n'y va pas par quatre chemins. A la condition qu'il y ait du comestible a la clef, il est prompt à laisser tomber le pantalon.

14- Au point de vue du menton :
Saillant : 9 soit 15,23 %
Fuyant : 7 soit 11,86 %
Droit : 43 soit 72,88 %

J'ai compté 10 prostitués ayant une fossette au menton. « Le Niston » en offre le plus bel exemple. Avec lui, pas de crédit ; il faut casquer d'avance ! Et encore n'accorde-t-il ses faveurs qu'à ceux qu'il croit discrets.

15- Au point de vue de l'oeil:
Iris orange : 24 soit 40,67 %
Iris châtain : 12 soit 20,33 %
Iris jaune : 13 soit 22,03 %
Iris impigmenté : 7 soit 11,86 %
Iris marron : 3 soit 5,08 %

Dix-huit ans, cheveux châtains, yeux marrons, pas un poil de barbe, regard « fascinateur », tel est le portrait sommaire de « Petite Crotte », hétaïre des plus huppées.

16- Au point de vue du teint :
Brun : 34 soit 57,62 %
Clair : 17 soit 28,81 %
Mat : 4 soit 6,77 %
Blond : 4 soit 6,77 %

La spécialité de la blonde « Juive » (marchand forain âgé de vingt-six ans), c'est la succion pénienne. S'il se soumet parfois à d'autres exigences, il ne le fait qu'à contre-coeur, trouvant cela « brutal ».

17- Au point de vue de la carrure :
Moyenne : 44 soit 74,57 %
Grande : 8 soit 13,55 %
Petite : 7 soit 11,86 %

De carrure petite et d'esprit sémillant, « la belle G... » touche à ses dix-sept ans. Il n'a nulle honte de son métier d'entraîneur : il essaie les jeunes gens qui lui sont confiés à l'apprentissage, il leur offre la réciproque et les fiance à des gaillards dont il connaît par lui-même la générosité.

18- Au point de vue de la taille :
Taille au-dessous de 1 m. 60 : 14 soit 23,72 %
de 1 m. 60 à l m. 65 : 2 soit 45,76 %
de 1 m. 63 à 1 m. 70 : 11 soit 18,64 %
de 1 m. 70 et plus : 7 soit 11,86 %
Et, moyenne générale de la taille : 1 m. 628.

[Le docteur Perrier poursuit son propos par une série de relevés anthropométriques - mesures du buste, du pied gauche, de l'oreille droite, de la forme du crâne, etc. - dont on trouvera ci-dessous le tableau censé rassembler les différentes données...]



[...] Considérés d'après la nationalité, les gironds présentent les proportions que voici :
Français : 51 sur 652, soit 7,82 %
Étrangers : 8 sur 207 soit 3,86 %
Ensemble : 59 sur 859 soit 6,86 %

Cette prédominance des prostitués français s'explique par ce fait que les condamnés français de 16 à 20 ans (98 sur 652, soit 15, 03%), sont en nombre supérieur à celui des étrangers (10 sur 207, soit 4, 83 %). C'est en effet dans la catégorie de seize à vingt ans que se recrutent 49,15 % des gironds. Celle de vingt à vingt-cinq ans en fournit 30,50 %. A partir de cet âge, le prostitué semble avoir conscience de l'infamie de ses pratiques, il se cache. On ne rencontre, parmi les vieux, que des professionnels et des névrosés. Les illettrés, ceux qui savent lire et ceux qui savent lire et écrire, sont en proportion inférieure, dans chacune de ces mêmes catégories d'instruction, aux catégories correspondantes de l'ensemble des condamnés. L'inverse se produit, dès qu'on aborde les degrés plus élevés : au lieu de 10.82 % d'individus sachant lire, écrire et calculer, on en compte 18.64 % chez les prostitués. Au point de vue de l'instruction primaire, la proportion des prostitués est un peu plus du double, soit :

Ayant reçu l'instruction primaire :
Prostitués : 4 sur 59, soit 6,77 %
Population détenue : 27 sur 859 soit 3,14 %

Cela n'a pas une grande importance, en raison même du petit nombre de condamnés possédant ce degré d'instruction. Dans la vie libre, la plupart des prostitués n'exercent aucune profession. Sous les verrous, au contraire, les mômes sont des ouvriers actifs et habiles. Est-ce une question de ventre ? Et ces dames, gourmandes à l'excès comme les prostituées de l'autre sexe, trouvent-elles insuffisanles les nombreuses friandises de cantine qu'elles reçoivent de leurs amants et veulent-elles avoir un pécule pour s'offrir elles-mêmes des primeurs ? N'est-ce pas, plutôt, dans le but de masquer leurs dérèglements honteux et de se concilier les bonnes grâces de l'Administration, que les prostitués travaillent avec ardeur? Pour eux, le linge de corps est un souci constant ; ils aiment à s'attifer, et, dans la conversation, se traitent de soeurs. N'empêche qu'ils se jalousent et se calomnient. En général, quand ils se choisissent un ami, ils lui sont fidèles. Quelques-uns, cependant, pratiquent le truc, avec la permission de leur « petit homme », auquel ils apportent le produit des passes. Souvent aussi, ces efféminés se prennent de passion pour une salope de leur espèce, et on est à se demander lequel des deux fait le mâle. Peu se corrigent en vieillissant ; ils restent passifs jusqu'à ce que l'âge les oblige à prendre la retraite. Ils deviennent alors tantes ou copailles et se livrent à l'onanisme buccal.

Chez les prostitués, la proportion des crimes contre les personnes est bien inférieure à celle de l'ensemble des condamnés (16,94 % au lieu de 25,49 %). Partant, la proportion des crimes contre les propriétés l'emporte (83,05 % au lieu de 74,50 %). Le vagabondage et le vol sont bien le propre de ces gens-là. 77,96 % des prostitués sont des récidivistes (proportion énorme, étant donné le jeune âge des gironds). Tout au contraire, dans l'ensemble des condamnés, on ne rencontre que 70,66 % d'individus ayant des antécédents judiciaires. La différence, entre ces deux chiffres, établit l'influence néfaste des maisons de correction. Les individus, adonnés aux travaux des champs, sont moins portés à la passivité que les urbains. Ainsi, les ruraux se trouvent, parmi les prostitués, en proportion bien inférieure à celle qu'ils présentent parmi les condamnés de tout acabit (28,81 % au lieu de 43,42 %). On compte, parmi les prostitués, 55,93 % de tatoués, soit 15,65 % de plus que chez les condamnés. Et cela, non seulement parce que les prostitués ne sont pas habitués à discuter les caprices de l'ami, mais encore par suite de l'influence plus grande qu'exercent sur eux les milieux pénitentiaire et urbain.

Les tatouages observés sont généralement, sans importance. Ils comprennent : des initiales, points, ancres, pensées, bracelets, coeurs, étoiles, oiseaux, poignards, bagues, fleurs, etc., etc., un âne en redingote lisant l'alphabet, une verge et des inscriptions : « enfant du malheur », « marche ou crève », « court fainéant », etc., etc. Si on les oppose à l'ensemble des condamnés, on constate, chez les prostitués, une moindre proportion de visages à forme arrondie (4,34 % en moins), de visages à forme large (6,79 % en moins), de fronts à inclinaison fuyante (8,47 % au lieu de 20,72), de mentons saillants (1,97 % en moins), de mentons fuyants (3,85 % en moins), et un excédent (12,57 % en plus) de nez à base relevée. Chez les condamnés, on note une proportion inférieure de bouches moyennes (4,41 % en moins), et, à l'inverse des prostitués, les bouches grandes l'emportent sur les petites (0,94 % en plus). Les prostitués comptent moins de bouches à coins relevés et à coins abaissés, et moins de bouches à ouverture bée et à ouverture pincée. A signaler, chez eux, une proportion plus élevée d'iris impigmentés et moins d'individus à teint brun. Chez les prostitués, comme pour l'ensemble des détenus, les carrures moyennes dominent, à égalité près. Et, ce qui ne surprendra personne, il est moins de carrures grandes et plus de carrures petites chez les prostitués. Quelle que soit la catégorie d'âge - exception faite pour celle de 25 à 30 ans, où la taille des prostitués dépasse la taille des criminels en général - les prostitués sont plus petits. Chez les uns comme chez les autres, la taille atteint son maximum à 30 ans. La diminution est plus brusque et plus sensible chez les prostitués. Bien entendu, chez ces derniers, en raison de leur âge, il y a une proportion moindre de grandes tailles. Pour les tailles au-dessous de 1 m. 60, la proportion est la même. Mais, dans les tailles de 1 m. 60 à 1 m. 65, on trouve un surplus de 19,22 %, chez les prostitués.

[...] La grande majorité des prostitués appartient à la classe pauvre. D'aucuns ont contracté le vice de la pédérastie par la débauche réciproque entre gens qui couchent ensemble et qui n'ont pas les moyens pécuniaires d'aller voir les femmes. La plupart sont des paresseux que l'espoir du lucre pousse aux pires hontes. Ici, on note un défaut d'intelligence, d'esprit de conduite, de moralité ; là, une grande faiblesse de caractère, le manque absolu de volonté. Aussi bien, une tare héréditaire pèse sur le système nerveux de beaucoup de gironds et la persistance des mêmes pratiques amène un dérèglement sans limite et sans remède. La prostitution pédéraste est vieille comme le monde. On s'en plaignit autrefois, on s'en plaint aujourd'hui, on s'en plaindra toujours; elle ne disparaîtra qu'avec l'humanité. Toutefois, il semble que la révision de la loi, qui concerne les jeunes détenus, diminuerait, dans une certaine mesure, le nombre des prostitués."

extraits de "La pédérastie en prison" par Charles Perrier (1862-1938), médecin à la prison centrale de Nîmes, in Les Criminels Tome II et Les Archives de l'Anthropologie Criminelle, 1900.

vendredi 19 novembre 2010

Un crime passionnel homosexuel ? L'affaire Renard


En février à Paris, puis en juin 1909 à Versailles se tient le "procès Renard" : un maître d'hôtel nommé Pierre Renard, âgé de quarante-huit ans, marié et père de deux garçons de cinq et douze ans, est accusé sans véritable preuve de l'assassinat de son maître, M. Auguste Henri Célestin Rémy, soixante-dix-sept ans, dans son "coquet petit" hôtel particulier, 25 de la rue de la Pépinière, en complicité avec le jeune valet de chambre Georges Courtois, âgé de dix-sept ans. "Depuis le crime commis par Marchandon qui assassina sa maîtresse, Mme Cornet, chez laquelle il n'était entré avec de faux certificats que pour la cambrioler, aucun crime domestique n'a causé plus d'émotion dans la société parisienne que l'assassinat de M. Rémy, l'agent de change, par un ou deux de ses domestiques. Nous disons un ou deux pour ne pas tomber dans les errements de nos confrères qui, usurpant tranquillement le rôle de justiciers amateurs, attaquent ou soutiennent Courtois selon qu'ils croient ou ne croient pas à la culpabilité de Renard. Certains articles de ces messieurs qui pourraient se borner à raconter les faits, ressemblent à de furieux réquisitoires contre Courtois ou contre Renard. Ce qui est sûr, c'est que M. Rémy a été tué par un ou deux de ses domestiques, au milieu d'un personnel nombreux, au coeur même de Paris [...]." (La France illustrée, 8 août 1908).
Le "mystère de la rue de la pépinière", son instruction quelque peu hasardeuse, les révélations "sensationnelles" qui la ponctuent, tout cela fait vendre du papier, comme en témoigne la place que lui accordent les journaux. "Il n'est pas un Parisien qui, depuis quelques, semaines, ne se soit cru un rival de Sherlock Holmes. Jamais on n'a tant philosophé sur la psychologie des criminels et expliqué avec plus de perspicacité la méthode d'information. [...] Pour l'heure, nous sommes divisés en deux camps les Renardistes, qui croient à l'innocence du maître d'hôtel, et les anti-renardistes, qui le considèrent comme le véritable instigateur de l'assassinat. Avec un peu d'imagination, on se croirait revenu aux beaux jours de l'Affaire, où dans les dîners de famille, on se jetait à la tête des assiettes et des invectives. Pour un beau crime, c'est un beau crime, et qui fait aller les langues et la police" (La Presse, 28 Juillet 1908)

L'Affaire, c'est bien sûr l'affaire Dreyfus. "Ah!, lit-on dans L'Humanité de Jean Jaurès, je ne sais si Renard est coupable, je ne sais s'il est l'homme vicieux que l'accusation prétend, mais je songe que si, enfant, il n'eût pas été contraint d'abandonner le foyer familial pour se plier aux caprices des maîtres, s'il n'eût pas le caractère faux et onctueux qui lui permit de stimuler les sentiments chers à ses patrons du jour, s'il n'eût pas été exposé aux promiscuités mauvaises, peut-être il eût pu être un autre homme. [...] J'ai écouté avec attention toutes les charges qui pèsent sur le maître d'hôtel et je suis stupéfait : toute l'accusation repose sur les déclarations d'un gamin menteur et à la physionomie peu sympathique, complétées par les racontars d'un dégénéré, par des récits contradictoires et des incertitudes." C'est encore là, sous la plume de Jules Uhry, que l'on trouve un récit qui ne cherche pas à prendre parti mais s'attache plutôt à dénoncer "les procédés singuliers employés par la Sûreté pour cuisinier les témoins et établir une instruction". Pointant de nombreuses irrégularités tout au long des débats, Uhry fustige "la justice bourgeoise" et les "expertises" de M. Bertillon, l'homme au gabarit, qui a le triste courage, quand il ne peut trouver des empreintes, de dire aux jurés, non pas comme un homme loyal 'je n'ai rien trouvé', mais 'il y a des assassins dont on ne peut jamais retrouver la trace'" (L'Humanité, 7 février 1909).

"Que reproche-t-on à Renard?, s'interroge La Presse, Nous ne parlons pas en ce moment de ses moeurs spéciales et inavouables, puisque le fait a été reconnu. On reproche à Renard son caractère hautain et pointilleux. [...] Le coupable présumé rendait la vie dure non seulement au personnel mâle de l'hôtel, mais aussi aux cuisinières qu'il ne cessait de morigéner et de contrôler. Les dépenses étaient rigoureusement vérifiées par lui à un tel point que les cuisinières préféraient s'en aller plutôt que d'être sous ses ordres. Enfin, Renard était particulièrement mal vu parce qu'il dédaignait de 'potiner' dans le quartier. 'Il le faisait vraiment trop au monsieur! nous dit-on. Jamais il ne se serait arrêté à causer ou à boire chez les commerçants du quartier!' Courtois était particulièrement l'objet de ses sévérités. Mais ne l'avait-il pas pris sous protection et fait entrer chez M. Rémy? Dès lors n'était-il pas tout juste qu'il tint à ce qu'il fît un service irréprochable?" (La Presse, 26 juillet 1908). Dans L'Humanité, Uhry nous décrit "Renard, le masque glabre, les cheveux blanc, vêtu d'un complet veston, a l'air d'un milliardaire américain ou d'un sacristain. Sa voix est sourde et brève. Courtois, jeune homme imberbe, aux cheveux en brosse, au front et aux yeux fuyants, au nez mince et pincé, produit l'effet d'un élève séminariste." On apprend que Renard est sorti de l'école à l'âge de onze ans, puis placé comme domestique, valet de pied, valet de chambre et maître d'hôtel, jusqu'au moment où il entre, en octobre 1906, au service de la famille Rémy.

Après avoir brossé le portrait de l'accusé et exposé la nature de ses rapports avec ses maîtres et le reste du personnel, énuméré la maisonnée puis fait le récit du drame, le président Bourboy arrive aux relations de Renard avec le neveu de Rémy, Léon Raingo, orphelin âgé de seize ans : "Le président - Vous étiez uni à ce jeune homme par les liens de la plus répugnante intimité; vous lui écriviez des lettres significatives; vous vous livriez sur lui à des actes contre nature. Renard - C'est lui qui m'avait autorisé." (L'Humanité, 5 février 1909). "Il y avait entre lui et le jeune Raingo, note Georges Grison dans Le Figaro, une amitié suspecte. Léon Raingo était un enfant débile et souffreteux, dominé par le valet débauché. Des lettres anonymes dénoncèrent à Mme Rémy, toujours confiante, demanda au vieux serviteur de surveiller plus étroitement l'enfant et de lui éviter, à la sortie du lycée, des rencontres que le docteur Brocq estimait fâcheuses. Cela n'empêcha pas Raingo de faire la connaissance rue de la Chaussée d'Antin d'une jeune femme de moeurs faciles, Georgette Laforge. Celle-ci découvrir un jour dans la poche du jeune homme une lettre très explicite de Renard. Après le meurtre de M. Rémy, Georgette Laforge porta la lettre au juge d'instruction. On interrogea Léon Raingo : il ne cacha rien de la vérité. Les soupçons se portèrent sur le maître d'hôtel. [...] Voici les faits tels que l'accusation les rapporte : [...] Le départ des Rémy pour la campagne approche, et M. Rémy a décidé que son neveu Raingo n'ira les rejoindre qu'aux grandes vacances; en attendant il ira chez sa grand'mère Mme de Virgile, Mme Rémy n'était pas de cet avis et le 6 juin, à déjeuner, une scène violente éclata entre les époux. [...] Le soir du meurtre, Renard, joyeux, disait au jeune Raingo : 'Maintenant, nous serons tranquilles, tu n'iras plus au collège!' [...] M. Rémy disparu, rien ne l'aurait plus séparé de Raingo. Crime passionnel, dit l'accusation." (Le Figaro, 4 février 1909).

En appel, son avocat, Maître Monira, rappelle que Renard fut arrêté aussitôt que ses relations avec Raingo furent connues. "Alors on s'empressa de faire 'cadrer' les constatations matérielles avec l'hypothèse de Renard coupable. Le rapport du docteur Vibert, du 29 juin, est formel : rien n'indique que le crime eût été commis par deux personnes. L'accusation s'arrête donc à l'hypothèse du crime commis par Renard seul. Puis, on arrêta Courtois et alors, au lieu d'abandonner Renard, on abandonne l'hypothèse et on démontre aussi facilement que le crime n'a pu être commis que par deux assassins. Le jour de l'accusation de Courtois fut pour moi un trait de lumière. Je ne connaissais le valet de chambre que de l'avoir vu à l'instruction accuser Renard - et cette accusation montre que l'hypothèse de la complicité est absurde. Je crus alors que la libération de Renard s'imposait. Mais Courtois, qui avait suivi l'instruction, savait que la police avait un parti-pris contre Renard. Il y avait là une tentation trop forte; il y est tombé, et il a raconté que Renard l'a conduit au crime, a tout combiné, a tout imaginé. [...] Le 20 juillet, Courtois affirme qu'il n'a pas eu de relations avec Renard, alors que le 5 septembre, il fait des déclarations contraires. Le 5 août eut lieu une reconstitution du crime dont Renard fut exclu. A la suite des objections qui lui furent faites, Courtois modifia ses déclarations. Il n'en fut pas moins obligé dans une confrontation postérieure avec Renard de se reconnaître une plus grande part de responsabilité." (L'Humanité, 23 juin 1909). Pour la défense, c'est Courtois seul qui a dépouillé et tué Rémy. Thèse corroborée par les déclarations d'un jeune forçat condamné à six ans de travaux forcés nommé Deliot. "Actuellement à l'île de Ré où il attend le prochain départ pour le bagne, [il] aurait reçu en même temps que deux autres forçats les confidences de Courtois quelques jours avant la mort du jeune criminel. Le valet de chambre leur aurait avoué qu'il avait accompli, seul, son horrible forfait." (L'Humanité, 9 juin 1909). Deliot, "un petit garçon à figure timide", livre une déposition faite "en termes fort simples [qui] paraît sincère" tandis que d'autres témoins achèvent de montrer Courtois comme un menteur et un "hystérique accusateur". Le gardien-chef rapporte certains de ses propos ("L'aumônier ressemble à Renard, il a une tête de p...." - tout ça parce qu'il lui avait pris le bras "d'une façon qui lui avait déplu") tandis que le docteur rapporte avoir déclaré à la mort de Courtois : "Ce n'est pas une perte; en écoutant ses propos, on enverrait d'honnêtes gens au bagne." (L'Humanité, 18 juin 1909).

Dans sa plaidoirie en appel, Maître Monira montre pourquoi Courtois invente opportunément des "relations" avec Renard, "relations que Renard a toujours niées, que Courtois a niées le 20 juillet dans son premier récit et le 27 juillet dans une confrontation avec Renard et Raingo. Le 5 septembre, Courtois affirme les relations; étonné de cette révélation singulièrement tardive, je lui ai demandé à la Cour d'assises de la Seine pourquoi il n'en avait pas parlé dès le début. Il a répondu qu'il avait eu honte. C'est là une mauvaise explication car il avait avoué le vol et l'assassinat qui sont autrement graves; en réalité, il avait, en réfléchissant, compris quelle défaveur avait jetée sur Renard la révélation des relations avec Léon Raingo et il avait cru utile d'accabler Renard avec une accusation de même nature. C'est Courtois qui dit la vérité, proclame l'accusation, car il a donné sur la conformation de la verge de Renard des précisions qu'il n'a pu connaître que par les relations. Vous savez en quoi consiste cette, particularité : Renard est atteint d'hypospadias, c'est-à-dire que chez lui le méat urinaire au lieu d'être à l'extrémité se trouve au-dessous du gland. Dans quelles conditions Courtois a-t-il décrit cette particularité ? Il n'en a pas dit un mot le 5 septembre lorsqu'il à parlé pour la première fois des relations. A la confrontation du 9 septembre, Renard a nié les relations en traitant avec énergie Courtois de menteur. Celui-ci s'est borné à affirmer les relations, il n'a pas fait la moindre allusion à ce détail qui pouvait confondre Renard. Ce n'est qu'après la confrontation, après le départ de Renard et de son avocat, que Courtois sur une question extrêmement précise a parlé de la malformation. C'est avec cela qu'on prétend nous accabler, on nous somme de dire comment Courtois a pu être renseigné sur cette particularité. Nous répondons que la malformation a été décrite dans un rapport du docteur Vibert déposé le 28 juillet, que ce rapport a été légalement dès cette date à la disposition du défenseur de Courtois. [...] Si Courtois avait constaté la malformation d'une façon certaine dès le 3 juin, il n'aurait pas subi à la confrontation du 9 septembre les démentis de Renard sans lui opposer cet argument saisissant que constitue la connaissance de la malformation. Courtois n'a rien dit à la confrontation, cela est inconciliable d'une façon absolue avec l'existence des relations. Un autre fait contredit l'existence des relations : Courtois ne parle pas, n'a jamais parlé d'une autre particularité de Renard qui porte un bandage herniaire. Ces scènes mutuelles que décrit Courtois impliquent la connaissance complète des parties sexuelles de Renard. Il m'est difficile sur ce point de m'expliquer crûment, et cependant je tiens à être précis; aussi je vous demande d'écouter cette partie de mes explications avec le souvenir des précisions apportées au cours des débats. Nous ne pouvons pas croire que la lubricité se serait limitée, réduite au minimum; c'était d'autant plus difficile que Courtois avait une main très forte, et, si je suis d'accord avec M. le Procureur de la République qu'une exploration complète n'était pas possible, par contre Courtois n'aurait pas pu ignorer, s'il avait eu des relations avec Renard, l'obstacle dont on vous a parlé c'est-à-dire le bandage; et il n'aurait pas manqué de signaler cette particularité devant les démentis de Renard. Courtois n'a pas connu la hernie, ni le bandage, nous sommes forcés d'en conclure qu'il n'a pas eu avec Renard les relations qu'il prétend. En ce qui concerne Renard nu, le docteur Vibert indique que le bandage porté depuis longtemps laisse une trace très visible sur la peau. Courtois qui nous représente Renard nu participant an crime ne fait aucune allusion à cette trace du bandage tout à fait apparente, facile à constater, à signaler sans qu'il soit besoin de connaissances techniques. Il y a là un point capital : Courtois invité à décrire Renard nu ne parle pas de la trace du bandage : nous pouvons en conclure avec certitude que Courtois n'a jamais vu Renard nu et par là toute l'accusation est ruinée."

La déposition du brigadier appelé sur les lieux du crime est symptomatique : il "déduit de ce que Renard a des moeurs inavouables qu'il doit être l'assassin"... C'est que l'homosexualité de Renard sert d'épouvantail et de mobile providentiel à cette sordide affaire. Les Archives d'anthropologie criminelle de criminologie et de psychologie normale et pathologique relient l'affaire Renard aux "anamorphoses sentimentales qui caractérisent l'espèce de folie érotique qu'on appelle pédérastie". "Le seul moyen, ou du moins le meilleur à notre connaissance, pour faire, nous ne disons pas comprendre, mais percevoir les conséquences les plus extraordinaires de l'inversion sexuelle, consiste à recommencer les scénarios suspects en dépouillant entièrement de leur sexe certains des acteurs, pour les affubler de la personnalité féminine (ou inversement). [...] Transposé de cette façon, le récit suivant des aventures dramatiques dont l'hôtel du financier Y... fut le théâtre, devient des plus banals, l'imagination d'un chacun suffisant pour en achever la compréhension : « Un valet de chambre, frisant la cinquantaine, appelé de par ses fonctions à rendre des soins journaliers de domesticité à une jeune parente de son maître, ne tarda pas à en tomber follement amoureux. La jeune fille abusée par les premières. manifestations de l'adolescence, finit par céder aux manoeuvres du rusé domestique dont la passion couronnée de succès s'accrut au delà de toute expression. Le tuteur, vigoureux vieillard de soixante-quinze ans, accidentellement mis au courant de ce qui se passait sous son toit, prit immédiatement la résolution de renvoyer sa fille adoptive dans un pensionnat et de chasser le valet suborneur. Quelques heures plus tard, l'infortuné vieillard était assassiné par des mains inconnues. L'enquête judiciaire démontra que le vol avec effraction qui suivit l'assassinat n'avait pu être accompli que par deux individus, dont l'un, en ne prélevant pas sa part de butin, sembla avoir obéi à un mobile autre que le vol immédiat, etc. » Voilà, en quelques lignes, débarrassé de toutes les circonstances accessoires, le crime dont on a dit que le mobile passionnel n'avait pas été établi ! Il nous a suffi, pour le rendre sensible à tous, d'intervertir le sexe de l'un des acteurs. Faut-il rappeler qu'en le faisant nous n'avons, pour ainsi dire, rien ajouté aux faits connus, inversion sexuelle de Renard ayant été établie indiscutablement et par ses propres aveux et par la saisie de la correspondance extraordinaire qu'il entretenait, avec le jeune .....o, celui que nous avons dû habiller momentanément en jeune fille. L'intercalation de cet écran à travers les faits et gestes de nos sujets a suffi, comme une plaque de cyanure de barium à travers un faisceau de rayons Rontgen, pour rendre perceptible à nos sens ce que, jusqu'ici, nous hésitions à admettre faute d'une perception suffisante."

"Quoiqu'on affirme à chaque instant, écrit Uhry dans L'Humanité (17 juin 1909), le désir unanime de rechercher la vérité, ce n'est là que de la phrase. En réalité on sent une hostilité non dissimulée contre l'accusé. Le président [...] dirige les débats avec une telle fièvre, une telle hâte de bâcler l'affaire par une condamnation, qu'il laisse à peine Renard - qui risque sa tête - formuler ses objections, et les défenseurs luttent pour remplir leur tâche, tandis que le l'accusation est libre de poser toutes les questions. D'autre part, le public, au lieu d'observer le calme qui convient à des spectateurs impartiaux, manifeste violemment contre la défense sans être réprimé. C'est odieux!" Et plus loin : "Quel que soit l'accusé, aussi mauvaise impression fasse-t-il, on ne peut le priver des garanties légales et il est impossible qu'on transforme, si je puis faire cette comparaison, une cour d'assises en tribunal ou en commission d'exécution sommaire."

Le procureur de la République Fabre de Parel, "qui ricane pendant que la défense parle, [et] a commis sciemment des irrégularités, presque des illégalités" (dixit toujours Uhry) n'a pas de mot assez sévère pour qualifier Renard, qu'il présente comme "un égout collecteur" dont la "conscience était pétrie de boue salie par toutes les déjections"."Aucune physionomie", déclare-t-il dans son réquisitoire, "n'est plus abjecte. Voleur et hypocrite, de grands airs d'honnêteté, une religion masquant des moeurs inavouables, un air de dévouement masquant la trahison! Partout, partout, des masques! [...] Ce Renard [...], moi je vous le présenterai nu! [...] Renard, le faux dévôt, était un homosexuel, il l'a reconnu. On a remarqué que des anormaux comme lui étaient souvent des assassins. Partout, Renard poursuivait le jeune Raingo de ses obsessions, jusque dans les villes d'eaux où sa tante l'emmenait pour le soigner. [...] Renard est un ambitieux, un cupide ; c'est en même temps un être immonde aux instincts contre nature. [...] M. Rémy, n'ignorait pas les relations qui existaient entre le maître d'hôtel et son neveu. Il avait cru tout d'abord que c'était là des calomnies. Mais il comprit bientôt que le mal existait. Renard, qui est intelligent, comprit qu'on allait le séparer de celui qu'il aimait. Et il profita sans perdre un instant de la querelle qui éclata entre les époux au sujet du renvoi de Léon Raingo. Renard était frappé en plein coeur[...]. Souvenez-vous de ce qu'a dit Raingo à ce sujet, lorsqu'il a dépeint le délire qui s'empara du maître d'hôtel en apprenant qu'il allait partir.[...] Je vous ai apporté, messieurs les jurés, un faisceau de preuves. Toutes démontrent que Renard est coupable. [...] J'ai pesé toute la culpabilité de Renard et je la trouve trop écrasante. Il n'y a point de circonstances atténuantes ; ce n'est point un crime passionnel, en ce sens que ce n'est point l'amour, ce sentiment qui soude les générations humaines, qui l'a fait agir, mais une passion honteuse que l'on cache et qui n'a rien d'humain. Vous pèserez. [...] La vérité sort triomphante de ces débats. Renard vous apparaît comme dans la nuit du crime, non débarrassé de son masque, avec toute sa perversité farouche." (L'Humanité, 22 juin 1909).

Condammé à perpétuité par un jury et un président acharnés à sa perte, avec l'aide d'une certaine presse sans scrupule (Le Matin, dont les procédés sont dénoncés en plusieurs endroits), Renard est condamné aux travaux forcés à perpétuité. L'Humanité, faisant écho du verdict le 24 juin 1909, parle de "sabotage de la Justice". Il enregistre cependant que "M. Fabre de Parrel [qui] sort accompagné de soldats [...] est hué par la foule" massée à l'extérieur. Dans Le Matin du 7 août 1909, le journaliste qui a couvert le procès, parlant de l'état d'esprit général favorable à la condamnation de Renard, termine son article en disant : "Cela est profondément intéressant à observer et à souligner. [...] Il y a des abjections qui révoltent tout ce que ce pays compte de sain. Il y a des heures où la morale, trop outrageusement provoquée, se révolte et crie. Et c'est ainsi que des accusés ne réussissent même pas à faire pencher en leur faveur la balance du doute, que des condamnés n'arrivent même pas à inspirer la pitié." Réactions qui suscitent l'indignation dans tous les milieux, André Gide écrit ainsi à ce moment-là dans une lettre à Schlumberger : "le procès Renard me rend malade".

Le pourvoi en cassation est rejeté. "Il s'en est fallu de l'épaisseur d'un cheveu, écrit Victor Snell dans L'Humanité, qu'il ne fut admis, et c'est pour ce cheveu qu'au lieu de comparaître une troisième fois en cour d'assises et d'y être vraisemblablement acquitté, Renard s'en ira au bagne jusqu'à la mort. [...] Mais ce qui est le plus déconcertant, c'est ceci : le premier procès Renard, parfaitement correct et présidé avec une remarquable impartialité, fut cassé parce qu'on avait nommé trois jurés supplémentaires au lieu de deux - ce qui, en définitive, n'avait causé ni pu causer aucun préjudice à l'accusé! Et c'est ce second procès de Versailles, scandaleux du commencement à la fin, vaudevillesque et déshonorant, où on vit un président du jury nommé au cours de la délibération 'parce qu'il avait la plus belle voix du département' faire à l'audience des effets de torse pour lire un verdict qu'il avait annoncé trois jours auparavant... c'est ce procès qui trouve grâce devant la Suprême Cour! C'est fâcheux, vraiment, pour la Justice au moins autant que pour les justiciables. [...] En matière pénale, la conscience humaine aime bien, pour demeurer en repos, à y voir clair. C'est ce qu'on demandait en l'affaire Renard! Et comme s'il ne s'agissait en définitive que d'une simple amusette, voici justement que les plus hauts magistrats de ce pays n'hésitent pas à rendre valide et définitive une sentence prononcée dans des conditions inouïes [...]!" (L'Humanité, 7 août 1909).



"La Justice est inique", commente Renard dans sa prison. "Je ne me décourage pas puisque mes défenseurs s'occupent de moi et je pense encore espérer une grâce, après laquelle je demanderai la révision de mon procès." Renard ne devait bénéficier ni d'une grâce entière ni même d'une commutation de peine. Il est dirigé sur l'île de Ré, dépôt des forçats, et, de là, embarqué pour le pénitencier de Saint-Laurent-de-Maroni, où il accomplit sa peine. Sa mort, quatorze ans plus tard, est annoncée en quelques lignes. "Maître Lagasse, défenseur de Renard devant le jury de la Seine et celui de Seine-et-Oise, a reçu hier un câblogramme de Saint-Laurent-du-Maroni (Guyane) l'informant que son ancien client venait de succomber à une laryngite tuberculeuse et que, jusqu'à sa dernière minute, il avait protesté de son innocence." (L'Humanité, 5 juillet 1922).